Le 24 mai 2025, le compositeur Nicolas Frize achève deux années de résidence au parc du Sausset par deux grands concerts gratuits. Intitulée Virtuoses de nature, l’œuvre dévoilée ce jour-là reflétera tout ce que l’artiste a appris en fréquentant cet espace vert mais aussi en interrogeant des botanistes dans toute la France. Comme sa centaine d’œuvres passées, cette création ne fera pas l’objet d’une diffusion ultérieure. Une bonne raison de demander dès maintenant plus d’informations…
Quelle œuvre avez-vous conçu pour le parc du Sausset ? D’ailleurs, où est ce parc ?
Nicolas Frize : « C’est un parc du nord de Paris, dans le département de la Seine-Saint-Denis. Il est assez récent. Il a une cinquantaine d’années. Il est situé sur d’anciennes terres agricoles. Le département a préempté ces terrains qui se retrouvent de chaque côté d’une gare RER, la gare de Villepinte. Quand on descend du RER, on est donc en plein milieu d’un parc que deux paysagistes de l’école de Versailles ont dessiné. Il y a un bocage, une partie agricole, avec un maraîcher, un pépiniériste, un vigneron et un apiculteur, une partie d’agrément, avec des pelouses et des jeux pour enfants, et une partie forestière protégée. Cette dernière est particulièrement réussie. Il y a à la fois un côté où on peut faire un peu n’importe quoi, ce qui est la réalité des pelouses dans les jardins publics, et un côté forestier, où les chemins sont balisés. Personne ne doit s’en écarter pour laisser les arbres vivre leur vie. Ce lieu est fréquenté par les familles des alentours, qui viennent des cités de logements sociaux qui sont à proximité. Le week-end, de nombreuses familles – souvent immigrées – s’y retrouvent. Ce parc leur permet de sortir de logements parfois inadaptés à leurs besoins. Il y a de grandes fêtes familiales, des pique-niques pour 30 ou 40 personnes, des fins de mariage ou de baptême… Evidemment, ces activités se font sur la pelouse. Ce sont des amoureux, des sportifs ou des personnes seules qui fréquentent les autres zones. Le seul défaut de ce parc est de ne pas être très loin de l’aéroport du Bourget. Des jets passent assez régulièrement, c’est dommage. »

Vous avez pourtant décidé d’y faire jouer de la musique…
Nicolas Frize : « Je suis installé là-bas depuis deux ans. J’ai un bureau. Je demande un bureau partout où je vais. Je trouve important qu’il y ait écrit « compositeur » sur la porte de ce bureau. Quand j’étais à l’usine Peugeot, il y avait le bureau des ressources humaines, le bureau des syndicats et le bureau du compositeur. Pour les salariés, c’est une étrangeté importante. Là , dans le centre technique, il y a les éco-gardes, les techniciens, les chargés d’accueil et moi. J’ai été très présent dans ce parc. J’y ai fait beaucoup de prises de sons, de prises de vues. Je suis allé voir les usagers, j’ai rencontré les techniciens et les représentants des bureaux d’études (ils profitent de la jeunesse de ce parc pour tester divers appareils de mesure). Après ces rencontres dans le parc, je suis allé voir des gens au Muséum d’Histoire Naturelle, à l’école du Breuil, à l’école de paysage de Versailles, à l’Inrae, à Saclay… Je suis même allé à Rouen, à Toulouse et à Clermont-Ferrand. J’ai rencontré beaucoup de chercheurs qui m’ont conseillé des livres. Je suis allé à des colloques. Ce qui m’intéressait, c’était d’apprendre tout ce que je ne savais pas sur les végétaux, et tout ce que nous ne savons pas globalement, nous tous qui nous intéressons à l’écologie. Nous prétendons nous occuper de la planète mais, finalement, nous ne savons pas grand-chose à son propos. »

Quelle forme va prendre tout ce que vous avez appris ?
Nicolas Frize : « Vous savez, il y a plusieurs façons de faire un concert dans un parc. Parfois, c’est un peu comme les artistes qui se produisent dans les monuments historiques : en fait, ils se foutent un peu du monument. Ils viennent là parce que c’est valorisant, c’est gratifiant : on a une grande tour médiévale derrière soi. De la même façon, il y a déjà plein de concerts qui se font dans les parcs. Souvent, c’est presque la même chose qu’un concert dans une salle. Pour moi, l’intérêt d’être là, c’est de faire corps, de partager un espace, d’aller vers sa compréhension, sa connaissance, d’avoir même une forme de réciprocité : le parc nous donne quelque chose, que lui donne-t-on en retour ? Nous, on lui donne de l’importance. On veut en savoir plus sur la façon dont il se comporte. C’est plus que faire attention… Parfois, on a l’impression que s’intéresser à la nature, c’est se limiter, se contraindre. En réalité, c’est aussi s’enrichir. Il y a là une réserve d’imaginaire, une réserve poétique, une réserve esthétique, une réserve philosophique, une réserve éthique… Disons qu’il y a de quoi devenir un peu plus intelligent. La nature n’est pas seulement jolie et sympathique, elle ne se contente pas de nous apporter des pommes de terre et des roses. Elle est aussi une réserve de pensées. En même temps, la nature procède beaucoup du hasard, elle est très chaotique… Il y a des paradoxes intéressants. Il y en a même sur le plan politique : les gens qui parlent de « Français de souche », alors qu’une souche est un arbre mort, ou de racines, alors qu’elles ne nous sont pas données par nos parents. Chacun, arbre ou humain, fait ses racines et elles ne sont jamais définitives : elles n’arrêtent pas de pousser, de se répandre. Bref, à force de rencontrer ces chercheurs, je découvre que je ne sais rien et qu’autour de moi, les gens n’en savent pas plus. J’ai voulu un concert qui nous en apprendrait plus, pas à la façon des chercheurs mais sur un mode sensible. Je me suis attaqué, par exemple, à la dissémination, la dispersion, la zoochorie, l’hydrochorie, l’anémochorie… C’est hallucinant, toutes ces solutions pour la dispersion des graines ! Je les ai mises en musique, comme j’ai mis en musique les champignons quand j’ai découvert que les champignons sont des faisceaux de fils qui s’associent aux racines et font des échanges de nutriments. Je trouve cette mécanique absolument incroyable. Il y a une espèce de réciprocité, même si le mot n’est pas le bon. Je me suis attaqué à l’anthropocentrisme linguistique. Les arbres, par exemple, ne sont pas « en compétition ». Même chose quand on parle du « stress » des plantes. J’ai demandé aux chercheurs pourquoi ils emploient des mots qui veulent dire autre chose pour nous, au risque qu’on ne comprenne pas de quoi ils parlent. Evidemment, ils ne parlent pas de « stress » au sens d’une crainte, d’une angoisse. Francis Hallé n’arrête pas de dire qu’il ne faut pas faire d’anthropocentrisme mais, lui-même, il ne fait que ça. Je sais pourquoi il le fait, pour des raisons pédagogiques, mais ça nous égare. Le monde végétal fonctionne à d’autres échelles, avec d’autres critères. Il a des capacités de résilience, d’adaptation qu’on ignore. Il sait saisir des opportunités, quand, nous, on passe à côté de tous les hasards. La plante ne passe pas à côté des hasards. Elle a une sorte de veille sur les opportunités qui est permanente. Je trouve important d’essayer d’arrêter de comprendre les choses à travers notre façon de penser. Il faut descendre de notre domaine, de notre territoire, et accepter que les choses se passent de façon telle qu’on ne les comprend pas. J’ai traduit en musique la dissémination, j’ai traduit en musique la nécessité pour les plantes des ions et de l’eau, j’ai traduit en musique les échanges qui se font en sous-sol et en aérien, j’ai traduit en musique le fait que la nature n’est jamais en équilibre, qu’elle est toujours instable… Je parle de la nuit, aussi, des champignons décomposeurs, des gaz que les arbres s’envoient à eux-mêmes. Quand il y a un événement perturbateur, par exemple un animal qui mange des feuilles, ils sont capables d’émettre des effluves pour prévenir les autres feuilles, afin qu’elles changent leur tannin. Marc-André Selosse dit qu’ils se murmurent à eux-mêmes. Je traduis ça avec deux pianos : une œuvre passe de l’un à l’autre à toute vitesse, comme si quelque chose passait d’une feuille à l’autre. Ce n’est pas un dialogue, c’est une pièce pour un piano joué par deux pianos positionnés de part et d’autre d’une allée. Ce concert est une déambulation. On part de la pelouse où, d’habitude, les gens s’embrassent ou mangent des chips. On va vers la forêt. Sur le chemin, on entend toute une série de musiciens : une soprano, quatre clarinettes, quatre violoncelles, quatre violons, quatre flûtes, sept cors, des percussions… On entend ça sans commentaire. Il n’y a pas de paroles, juste un programme qui explique ce qu’on est en train d’entendre, pour aider les gens à décoder ce que je me suis amusé à faire. En même temps, je leur offre des reproductions d’œuvres de peintres qui ont traité la nature de façon assez abstraite, de façon à leur rappeler que ce qu’ils voient est invisible. Quand on regarde un arbre, on n’en voit qu’une toute petite partie. On ne sait pas ce qu’il y a dans le tronc, on ne voit pas le houppier ou les racines. On est dans ce que Catherine Lenne appelle la « cécité botanique ». En donnant ces œuvres, je stimule un peu l’imaginaire des gens en leur suggérant que ce qu’ils voient n’est que l’apparence des choses. A la fin du concert, dans la clairière, quatre chercheurs que j’ai invités (une maîtresse de conférence du Muséum d’Histoire Naturelle de Rouen, deux chercheurs de l’Inrae de Versailles, et un directeur de recherche du Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement) font de petites conférences de 10 à 12 minutes. Ils transmettent des informations simples mais importantes, qui nous réjouissent quand on les reçoit. En fait, dès qu’on apprend quelque chose qu’on devrait savoir, on est heureux. Je trouve formidable de repartir de ce concert avec des informations sur, par exemple, la façon dont se déroule la constitution de nuages au-dessus des forêts ou la transmission de nutriments à travers les champignons. C’est donc un concert à la fois sensible, musical, et très physique, puisqu’on se déplace. On est actif, on n’est pas dans un fauteuil à attendre que la musique parvienne à nos oreilles. C’est le public qui va la chercher, il est mobilisé. C’est une situation qui ouvre à une disponibilité de l’esprit très grande. Dans ces conditions, le public est capable d’écouter des choses qu’il ne connaît pas, des choses pour lesquelles il n’a pas de référence. Il n’y a pas forcément de mélodie, il n’y a pas forcément de rythme. C’est une musique savante d’aujourd’hui. Simplement, dans un contexte où on est en train de marcher, où on nous offre des choses, où tout est gratuit, on est prêt à tout entendre, à tout rencontrer. C’est mon axe de travail : mettre les gens dans des situations où ils n’ont plus besoin de références et où l’expérience qu’ils sont en train de vivre les ouvre à leur propre disponibilité. »

Quelle trace va-t-il ensuite rester de tout ça ?
Nicolas Frize : « Il va rester énormément de choses. Imaginez ce que ces gens auront vécu ! C’est quand même pas banal, on est loin d’un concert salle Pleyel. La trace est là. J’espère que des enfants vont être traumatisés, traumatisés de bonheur. Je crois que la plus belle trace qui soit est celle qu’on garde en soi, c’est l’appropriation des gens. Je vais filmer la déambulation mais je ne pense pas en faire grand-chose. Je n’aime pas réduire les choses qui sont organisées dans un espace vivant, dans lequel il y a un travail de scénographie important, une attention acoustique particulière, et les ramener à un petit écran de télévision muni de deux malheureuses enceintes totalement incapables de restituer la moindre réalité sensible : une telle situation d’écoute mérite une qualité minimale de perception. Sinon, ce n’est pas respectueux. Je ne vois pas pourquoi on devrait tout transformer en objet. Ce concert, c’est un sujet, pas un objet. »
Photo de têtière : François Mauger
Autre photos : Bernard Baudin
Pour aller plus loin...
Le site web de Nicolas Frize
Le site web de la Seine-Saint-Denis