On se demande parfois ce que ferait Mozart s’il vivait parmi nous : jouerait-il de la guitare électrique ? Produirait-il de la musique électronique ? On se pose moins la question pour Ravel. Que ferait aujourd’hui ce compositeur féru de sonorités hispaniques et orientales, qui répétait à qui voulait l’entendre « Take the jazz seriously » ? Peut-être un disque de jazz chambriste inspiré par le Japon… C’est en tout cas ce qu’on se plaît à imaginer en écoutant le nouvel album d’Ellinoa. La jeune chanteuse, compositrice et cheffe d’orchestre publie cet automne Mejiro, un opus merveilleusement ravélien, subtilement nippon et légèrement ornithologique. Elle répond à quelques questions sur les oiseaux, la culture japonaise et ses sources d’inspiration…
Votre nouvel album porte le nom d’un oiseau japonais. A quoi ressemble-t-il ?
Ellinoa : « Le mejiro est un petit passereau d’un vert assez vif, aux couleurs de la pochette. Je crois que « mejiro » veut dire « œil blanc ». La caractéristique de cet oiseau est d’avoir un rond blanc autour de l’œil. »
En choisissant ce nom, qui est aussi celui d’un quartier de Tokyo…
Ellinoa : « Oui, dans lequel il y a un très beau parc. »
… que vouliez-vous dire ? Quel message porte ce passereau ?
Ellinoa : « Je voulais réconcilier les deux obsessions qui sont à l’origine de cet album : d’une part, la culture japonaise, qui m’a accompagnée tout au long de mon adolescence et qui m’accompagne encore aujourd’hui, d’autre part, les oiseaux. Au départ, mon idée était de faire un album en donnant la parole aux oiseaux. Pas forcément comme l’a fait Messiaen. Mais je voulais leur donner la parole en structurant certains morceaux comme des hommages à quelques oiseaux choisis. Finalement, 2 morceaux de cet album portent des noms d’oiseaux : The Komadori’s Voice et Suzaku. Le komadori est un autre oiseau. C’est une sorte de rouge-gorge. Le suzaku est un yokai-oiseau. Pour moi, travailler sur les oiseaux est une façon de faire le lien avec l’écologie. »
Qu’est-ce qu’un « yokai » ?
Ellinoa : « Ce sont de petits êtres du folklore japonais, de petites créatures, parfois hybrides entre plusieurs animaux, par exemple, ou alors des objets qui prennent vie. Ces créatures ont un côté malicieux. On les voit dans certains films de Miyazaki. »
Beaucoup de musiciennes et de musiciens me parlent d’Hayao Miyazaki… Il a été important pour vous ?
Ellinoa : « Oui. Pour ma génération, le travail de Miyazaki a été une porte d’entrée vers la culture japonaise. La culture manga, d’une façon générale, et les animés ont particulièrement touché ma génération. Miyazaki en est la version plus adulte, plus travaillée, plus poétique, avec une recherche graphique extraordinaire. En tant que musicienne, j’ai aussi été particulièrement touchée par la musique de Joe Hisaishi, qui a écrit toutes les partitions pour ses films. Miyazaki a une vision du monde à la fois très personnelle. Il développe des univers extrêmement riches. Il nous emmène très facilement dans ses histoires. En même temps, dans ses films, il y a toujours un message à propos du retour à la nature, de la frontière entre l’humain et le reste du vivant, entre l’urbain et l’ancestral… Toutes les contradictions du Japon s’incarnent dans son œuvre. C’est pour ça que je la trouve très inspirante. »
Pourquoi avez-vous choisi d’enregistrer ce nouvel album avec une sorte d’orchestre de chambre, composé d’une flûte, d’une mandoline, d’un violon, d’un alto et d’un violoncelle ?
Ellinoa : « Pour plusieurs raisons… C’est une formation assez décroissante. C’est lié à ma trajectoire en tant qu’artiste. C’est un peu le contre-pied de Ville totale, que j’ai mené avec un orchestre XXL, avec deux batterie, un quatuor à cordes, une section de cuivres, soit un grand ensemble de 15 musiciennes et musiciens que j’ai dirigé pendant 8 ans. Je me suis posé la question de « l’après ». Malheureusement, j’ai réalisé qu’un projet comme celui de cet orchestre, le Wanderlust Orchestra, n’a plus vraiment sa place dans la réalité économique du monde artistique post-Covid. L’idée, ensuite, a été de monter un orchestre d’une dimension réduite mais qui préserve plein de possibilités pour l’orchestratrice que je suis. Cet orchestre est décroissant, il peut jouer complètement acoustiquement. Moi, j’aime bien avoir un micro quand même mais, même sans micro, on pourrait donner un concert. On n’a besoin d’aucune électricité pour jouer notre musique. Je trouve intéressant de défendre ce type de son. L’autre raison, c’est qu’à chaque nouveau projet, j’essaie d’aller ailleurs, j’essaie de décaler mon focus artistique. The Ballad of Ophelia relevait d’une sorte de pop expérimentale. Ville totale avait des aspects musique contemporaine même si on jouait dans la tradition du big band de jazz. Là, pour Mejiro, je me suis dirigée vers une musique impressionniste orchestrale, du début du vingtième siècle, qui rencontrerait la chanson d’aujourd’hui. Le disque a un côté très « musique française », même s’il traverse les siècles. D’où cet effectif très chambriste… »

Ville totale était une sorte de dystopie urbaine. Correspondait-elle à vos réflexions socio-écologiques post-Covid ?
Ellinoa : « Oui, bien sûr. Je n’étais pas la seule à me poser ces questions à ce moment-là, puisque j’ai écrit ce répertoire essentiellement pendant les confinements. Ce n’est pas un essai politique. C’est vraiment une fable. La musique y est traversée par une narration structurante qui nous emmène dans un univers totalitaire, maximaliste, qui rappelle soit Metropolis de Fritz Lang, soit Coruscant dans Star Wars, en fonction de l’imaginaire qu’on a. Le retour du vivant, le retour de la nature et le réveil écologique et social de la population, qui réinvestit son espace, était aussi inspiré par la lecture des Furtifs d’Alain Damasio. »

Avant cela, vous aviez revisité des titres de Björk. Qu’est-ce qui vous relie à elle ?
Ellinoa : « Quand j’étais adolescente, j’ai découvert Björk un peu par hasard. Je me souviens de la première fois que j’ai écouté sa musique. Mon père avait offert un CD de Björk à ma mère et on l’a passé dans la voiture. Ce n’était pas les conditions idéales pour écouter cette musique mais je me rappelle le saisissement que j’ai ressenti sur le moment. Je me rappelle le choc de sa voix et surtout de l’univers autour. C’était Thelma Songs, la bande-originale de Dancer in the dark. Les objets y prennent vie et semblent créer de la musique. La voix incroyable de Björk se pose là-dessus. L’adolescente que j’étais a été complètement fascinée par cet univers-là. Assez vite, j’ai exploré les albums antérieurs (c’était l’époque de Vespertine). Björk est une émissaire de la cause écologique depuis très longtemps. Elle met en scène sa vision très personnelle dans un art très singulier. Ses chansons transcendent les impressions de la nature qui l’entoure et l’idée qu’elle se fait de la planète. Elle est en avance sur ces questions qui nous passionnent tous, sur nos envies de retour à la nature face à l’absurdité de la direction que prend le monde aujourd’hui. Pour autant, elle ne crée pas forcément d’antagonismes, comme le ferait Miyazaki. Pour elle, il n’y a pas d’antagonisme entre les côtés technologiques et organiques. C’est une artiste qui est tout le temps à la pointe de l’innovation et qui met la technologie au service de son propos. Je trouve qu’est aussi une approche inspirante… »
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin...
Le site web d'Ellinoa