Alexandra Spence : « Je réfléchis à la façon dont les ondes sonores traversent nos corps »

Qu’entend-on ? Est-ce un son naturel, un souvenir sonore, ou une création électronique ? Et que font ces moutons à proximité de l’océan ? Éminemment poétique, le travail de l’Australienne Alexandra Spence fonctionne par association d’idées et métaphores filées. Son nouvel album, Your whistle tells of landscape, reflète ses paysages intérieurs au fil de huit douces dérives oniriques. L’enregistrement de terrain a rarement semblé aussi propice à la recréation…

Où avez-vous promené vos micros pour cet album ?

Alexandra Spence : « Cet album comprend divers enregistrements de terrain issus de ma collection. Ils ont été réalisés au cours de la dernière décennie. Comme ma méthode de composition est assez intuitive (je me laisse guider par les sons pendant que je travaille), j’ai tendance à enregistrer les choses qui m’intéressent et à les cataloguer pour les utiliser ensuite, au moment opportun, plutôt que d’enregistrer des sons en vue d’un projet spécifique. De mémoire, et par ordre d’apparition, The frequency of a leaf inclut un tuyau en céramique libérant des bulles d’air dans un verre d’eau et des grillons enregistrés dans mon jardin à Sydney en 2024 ; The spring contient les sons d’une mare enregistrée à Kiama (Australie) en 2022 ; Magenta intègre des enregistrements de terrain réalisés par Delphine Dora ; The well renferme un paysage urbain enneigé enregistré tôt le matin devant ma maison à Vancouver (lorsque j’y vivais en 2016) ; A spiral comprend des vagues se brisant sur le sable et des hydrophones enfouis dans le sable, à Kiama, en 2022 ; Chimera enclot des enregistrements réalisés depuis ma fenêtre à Sydney en 2021, un paysage enneigé à Vancouver en 2016, des vagues se brisant sur le sable à Kiama en 2022, le feedback d’une installation que j’ai réalisée à Vancouver en 2015, des cloches de moutons dans les Pyrénées françaises en 2022, une piscine naturelle à Kiama en 2022 également et une cymbale frappée lors d’une performance en 2020 ; With mountain incorpore des cloches de moutons dans les Pyrénées françaises, en 2022, et des coquillages et des tubes tintant dans ma paume… Les autres sons utilisés sur l’album ont été produits avec des synthétiseurs Serge et Arp à l’Elektronmusikstudion EMS (Stockholm) et au Melbourne Electronic Sound Studio (MESS), ainsi que ma voix et un instrument à cordes fabriqué sur mesure par un de mes amis.

Cet album semble se situer à la frontière entre l’intime et l’extérieur, tout comme la peau (qui recouvre notre corps mais nous relie également au monde)…

Alexandra Spence : « C’est très beau. J’ai récemment regardé un film de fiction intitulé Rabbit Trap, qui raconte l’histoire d’un artiste sonore travaillant dans la campagne galloise. Il y a une réplique dans ce film qui dit en substance : « À travers nos yeux, nous entrons dans le monde ; à travers nos oreilles, le monde entre en nous ». Je réfléchis beaucoup à la façon dont les ondes sonores traversent nos corps : elles partent d’une source et voyagent à travers les objets, les paysages, les corps, jusqu’à ce qu’elles se dissipent. J’aime imaginer que ces ondes sonores laissent des traces de tout ce qu’elles ont traversé et nous relient ainsi à notre environnement d’une manière très particulière. Donc, oui, cet album et mon travail traitent clairement des liens entre le monde intérieur et le monde extérieur. Pour faire une déclaration très générale, j’ai l’impression que tout dans ce monde est interconnecté (et cela peut souvent être négligé). Je me suis beaucoup inspirée des écrits de Donna Haraway, Jane Bennett, Tyson Yunkaporta et Virginia Woolf sur ce type de réflexion : l’influence du monde extérieur, de notre environnement et la façon dont cela nous affecte, et vice versa, lorsque nous évoluons dans ce monde. »

A quoi renvoie The frequency of a leaf (« La fréquence d’une feuille ») ?

Alexandra Spence : « Ha ha, bonne question. Cette phrase est tirée du poème que je récite dans Chimera. Elle m’est venue à l’esprit lorsque je faisais une résidence à Melbourne et que je me promenais tous les jours près du ruisseau Merri. Elle est le fruit d’un processus d’écriture automatique, dans lequel j’essayais d’associer librement ce que je voyais et ressentais avec ce à quoi je pensais. C’est plutôt une tournure poétique. Mais pour répondre plus littéralement, une grande partie de mon travail d’installation consiste à explorer la fréquence de résonance des objets. Donc, je suppose que, littéralement, la fréquence d’une feuille est la hauteur à laquelle elle vibre et résonne, ce qui est bien sûr unique pour chaque feuille en fonction de sa taille et de sa composition matérielle. »

Vous jouez avec des sons qui sont parfois à la limite de l’audible. Pourquoi aimez-vous les rendre si fragiles ?

Alexandra Spence : « Hummmm, c’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Je pense que cela remonte peut-être à très loin pour moi. J’ai toujours été intéressée par les sons nouveaux, des sons que je n’avais jamais entendus auparavant. Quand je me suis lancé dans l’enregistrement de terrain, j’étais très intéressée par l’enregistrement de sons que nous ne pouvions pas entendre avec nos oreilles, à l’aide de microphones spéciaux tels que des hydrophones, des microphones de contact et des capteurs électromagnétiques. Ce type de sons m’intéresse toujours autant ! Je m’intéresse également beaucoup à la matérialité du son et à la précision. Je suppose donc que le fait de pouvoir montrer un son dans ses moindres détails, d’en entendre tous les éléments matériels, tend à rendre mon travail assez axé sur les petits détails et la fragilité… Enfin, il me semble. »

Qui ont été vos modèles pendant les trois années qu’il vous a fallu pour préparer Your whistle tells of landscape ? Avez-vous pensé, par exemple, à Hildegard Westerkamp ?

Alexandra Spence : « Hildegard n’a pas eu d’influence directe sur cet album, mais elle m’a bien sûr influencée au fil des ans, en particulier lorsque je préparais mon master à Vancouver. Je pense qu’il est difficile de dire si j’ai eu des influences directes pour cet album, car il n’a pas été conçu en réponse à quelque chose en particulier mais plutôt comme le fruit de plusieurs années d’inspiration provenant de tout ce qui s’est passé pendant et avant cette période. Certaines influences spécifiques sur ma pratique en général ont sans aucun doute été des femmes pionnières dans la musique électronique, telles qu’Annea Lockwood et Eliane Radigue. En fait, l’année dernière, j’ai eu le plaisir de discuter plusieurs fois avec Annea sur Zoom. Son travail est incroyable et elle est sans aucun doute une grande source d’inspiration. J’aime également beaucoup le travail d’artistes plus contemporaines telles que Marja Ahti, Crys Cole et Lucy Railton. Pendant la création de l’album, j’ai également eu le plaisir d’étudier un peu les systèmes d’accordage avec Tashi Wada, ainsi que la poétique et l’histoire des vibrations grâce à un cours en ligne avec Patrick Farmer. Mais si je devais citer une inspiration majeure pour cet album, je dirais peut-être que celle-ci m’est venue des différents paysages que j’ai eu la chance d’explorer pendant sa création ! Pour moi, cet album est sans aucun doute une sorte de réimagination du paysage et de fusion entre le quotidien et la mythologie. »

Photo de têtière : François Mauger
Autre photo fournie par Alexandra Spence
Pour aller plus loin...
Le site web d'Alexandra Spence

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