C’est l’une des révélations de cet automne, dans la catégorie « musiques du monde », le genre de disque qui décroche immédiatement 4 clés dans Télérama puis qui reste durablement dans les mémoires. Le Calabrais Davide Ambrogio livre avec Mater Nullius une saisissante relecture des chants religieux du sud de l’Italie, emplie de tambours malmenés, de cris et de chuchotements. Surtout, il s’aventure dans une profonde et passionnante réflexion sur la place de l’homme moderne dans son environnement. Le chanteur et multi-instrumentiste dévoile les sous-entendus de son album…
Qui est la « Mater nullius » qui donne son titre à l’album ?
Davide Ambrogio : « Mater Nullius naît d’un profond besoin de raconter un moment historique de déconnexion de la terre, entendue symboliquement comme mère. Le titre, qui signifie littéralement « mère de personne », est une réflexion sur la relation fragile et complexe que l’homme moderne entretient avec la nature et avec lui-même. Il naît de la combinaison de « Terra Mater » et de « terra nullius » (« terre de personne »), un terme souvent utilisé pour justifier des conquêtes et des colonisations. Dans la présentation de l’album, j’ai écrit ces mots qui, selon moi, résument bien la pensée derrière ce travail : « Mater Nullius n’est la mère de personne ; c’est la terre désacralisée qui a cessé d’être mère, profanée et transformée en objet par ses propres enfants : une rupture, une crise non seulement écologique, mais surtout spirituelle et symbolique, capable de me secouer et de me provoquer, appelant à la conscience tout ce qui est resté inexprimé. Ce fut un voyage de deux ans au cours duquel je me suis immergé dans le son d’un tambour, chanté comme un enfant, un fou, un aveugle, dansé comme un peuple hurlant en fête. J’ai regardé la lune et joué avec les ombres. J’ai marché dans la nuit, écoutant l’écho d’une forêt et la réverbération d’une grotte. » »

Au fond, qu’est-ce que cet album doit aux rituels religieux du sud de l’Italie ?
Davide Ambrogio : « La musique de cet album naît justement d’une réinterprétation du code sonore utilisé dans les rites de la Semaine Sainte en Sicile et en Calabre, dans le choix des instruments utilisés et dans la manière d’aborder le chant. En regardant le récit religieux et en l’adaptant pour cet album, ma position a été hybride. D’une part, mon regard et mes oreilles étaient focalisés sur l’idée que je voulais exprimer à travers l’album ; d’autre part, mes émotions et mon ressenti sont liés à une expérience personnelle qui me ramène à l’endroit où je suis né, à Cataforìo, à ses rites et à sa mémoire sonore. Au cours des deux dernières années, j’ai beaucoup approfondi l’étude des religions, en particulier à travers les mots de Marija Gimbutas et Mircea Eliade, et j’ai laissé plus de place à ma part spirituelle. Je me sens un « Homo religiosus » qui ne se reconnaît pas parfaitement dans l’église. Ce travail est aussi une critique de certains aspects de la narration et de la pratique catholique. »
Au-delà de la question religieuse, cet album semble aussi évoquer la spiritualité et la nature. Liez-vous les deux ?
Davide Ambrogio : « La société se pose des questions sur la raison pour laquelle l’être humain continue de défigurer la nature, sur les raisons qui nous poussent à exploiter le lieu qui nous a donné la vie, la nourriture et un foyer. Et au-delà des questions, des « solutions » ont émergé pour résoudre les problèmes que nous avons causés : des solutions politiques, sociales, éthiques, économiques, de la naissance de la durabilité (jamais appelée « stabilité ») jusqu’à l’hypothèse de tout quitter pour aller sur Mars. Mais l’erreur, à mon avis, réside dans le fait que toutes ces solutions sont pensées par des humains comme des solutions humaines. Il n’existe pas d’éthique dans la nature, il n’existe pas de politique chez les plantes, il n’existe pas d’économie chez les insectes. Il existe l’équilibre, il existe la limite et il existe une chose fondamentale : l’harmonie. Le respect des autres formes de vie, que nous soyons cette terre, l’eau, les plantes ou d’autres animaux. À la base de cette disharmonie générale, selon moi, se trouve aussi un lien symbolique brisé avec la terre, avec la nature, avec ses équilibres et ses dynamiques. Une crise non seulement éthique, économique ou écologique, mais avant tout spirituelle. »

En mêlant musiques traditionnelles et musiques électroniques, essayez-vous d’entraîner l’auditeur dans une réflexion sur l’évolution de l’humanité, loin de son environnement d’origine ?
Davide Ambrogio : « En réalité, non. Je ne crois pas en une histoire musicale évolutionniste allant des aborigènes australiens à la techno. Au contraire. C’est le dialogue entre ces deux mondes qui m’intéresse et me fascine. L’électronique n’a pas été conçue comme un simple ornement, mais comme un outil organique et central, pensé pour amplifier les émotions de l’album, créant des atmosphères rêveuses, inquiétantes, ou plus douces et enveloppantes. Le travail avec Walter Laureti a été fondamental pour trouver un équilibre entre les sonorités acoustiques et électroniques, afin de maintenir une cohérence entre les deux mondes sans perdre l’essence corporelle du son. Pour moi, il n’y avait pas de meilleure façon de traduire en musique le dialogue entre le protagoniste et son inconscient primitif : un contraste entre deux manières de voir la réalité. Walter a été un compagnon de voyage du début à la fin, présent à chaque étape de création. C’est lui qui a guidé l’expérimentation acoustique, produit l’album, imaginé les différentes directions sonores à explorer, et pris des choix musicaux décisifs qui ont donné vie au son final de Mater Nullius. Nous avons tout enregistré ensemble, dans une petite bibliothèque en bois, dans la forêt en Sicile et dans les grottes de la Gurfa. Il s’est également occupé du mixage et est l’auteur de la plupart des morceaux. Son écoute constante, associée à ses incroyables qualités musicales, le rend vraiment unique. »
Le traitement du son est très original. Quelle importance a pour vous cette question ?
Davide Ambrogio : « Après avoir pensé l’idée générale, trouver le timbre de l’album a été le premier objectif et le plus important, avant même la composition des musiques et des textes. La première année de travail a été consacrée principalement à l’étude du code sonore de la Semaine Sainte et à la recherche des instruments adaptés à la musique que j’avais en tête. Les deux sons principaux de l’album, je les ai trouvés grâce au travail de deux artisans, Bruno Marzano et Massimo Olla, qui ont construit, spécialement pour le disque, deux instruments auxquels je suis très attaché : un tambour de la Semaine Sainte calabraise et une basse en acier avec des ressorts. Les lieux ont également été essentiels : la relation entre le son et l’espace a été pour moi primordiale. Je ne crois pas à la musique en tant que produit abstrait, mais comme une expression née d’une rencontre entre des personnes, des lieux et des émotions. La grotte de la Gurfa, en Sicile, avec sa résonance naturelle et son mystère, a été une « co-auteure » de l’album. Chaque son que nous avons produit (y compris et surtout l’électronique) s’est mesuré à l’écho de ces pierres, et cela a donné à l’album une profondeur et une physicalité que je n’aurais pas pu obtenir dans un studio traditionnel. Le bois a également laissé sa trace : un lieu de calme et d’isolement, parfait pour entrer dans un état d’écoute profond, pour laisser les idées et les émotions se déposer avant de les transformer en musique. Le paysage est donc devenu un partenaire créatif, une présence vivante. Et enfin, il y a le son du chant : dans Mater Nullius, ma recherche vocale s’est concentrée sur un timbre particulier, qui puise ses racines surtout dans les chants de la Semaine Sainte sicilienne. Mon objectif était d’exprimer ce contraste entre deux mondes opposés, un thème qui imprègne l’ensemble de l’album. C’est pourquoi j’ai alterné des voix tranchantes, piquantes et parfois hurlées, avec des timbres plus calmes, graves et silencieux. J’ai été fasciné par ces territoires vocaux, des espaces que je n’avais pas complètement explorés auparavant. Je ne sais pas dire avec certitude où cette recherche me conduira, mais je me laisserai guider par les expériences et les influences qui m’entourent. »
Photos fournies par Davide Ambrogio
Pour aller plus loin...
La page Bandcamp de Davide Ambrogio