Il y a quelque chose de sisyphéen dans l’enregistrement de terrain… Ce qui est capté l’est pour l’éternité mais tout est à recommencer à chaque instant : immergé dans le temps, un paysage sonore change à tout moment. Un vol de corbeaux ou un orage au loin le transforment profondément. Cela ne gêne pas Luís Antero. A la fois paysagiste, documentariste et archiviste sonore, il développe depuis 2008 un patient travail de collecte du patrimoine acoustique du Portugal. Il s’est récemment concentré sur les 12 zones classées « iNature » situées au centre du pays, leur consacrant 21 heures d’enregistrements disponibles à travers les 12 volumes de la collection « Arquivo Sonoro Paisagens iNature ». Luís Antero explique ce qui le motive…
Vous venez de publier 12 albums d’enregistrements de terrain sur Bandcamp. Combien d’années de travail cela représente-t-il ?
Luís Antero : « Ce travail d’archivage sonore est très spécifique. Il a été développé entre 2021 et 2022 dans 12 zones classées du réseau « iNature ». L’objectif principal a été largement atteint : la création d’une archive sonore de la géophonie de ces zones protégées. Il s’agit d’un travail d’archivage sonore unique en son genre au Portugal, tant par le volume des enregistrements réalisés que par leur importance sociale, à un moment où, une fois de plus, les politiques de gestion des terres et des forêts sont à l’ordre du jour (ou devraient l’être) en raison des incendies que nous avons connus au Portugal l’été dernier. Dans ce contexte, la publication des enregistrements ne marque pas la fin d’un cycle, et ne peut d’ailleurs pas la marquer. Le son accompagne le paysage changeant, il en fait partie, il fait partie de son identité. L’enregistrement doit donc se poursuivre. Il sera intéressant de revenir dans ces zones dans quelques années et, grâce à la pratique des enregistrements de terrain, de relever les changements acoustiques du paysage. Mon travail est en constante évolution, tout comme le son, en fait. »

Par quel morceau recommanderiez-vous de commencer l’écoute ?
Luís Antero : « Quelle question difficile ! Ces archives méritent d’être écoutées attentivement, je ne peux donc pas recommander un morceau en particulier, ni privilégier un volume plutôt qu’un autre. Il s’agit d’œuvres sonores regroupées sous un thème commun, mais qui contiennent des paysages sonores variés, tenant compte de leur situation géographique. De la Serra da Estrela, qui abrite le point culminant du Portugal continental, aux sons recueillis à l’intérieur des mines du Parque Natural das Serras de Aire e Candeeiros, leurs détails acoustiques sont nombreux et variés. C’est la voix du paysage de cet immense territoire qui est au centre du Portugal. »
Est-ce que vous montez vos enregistrements ?
Luís Antero : « Je fais un montage très simple, à l’aide d’Ableton Live Lite 12, en coupant uniquement le début et la fin des enregistrements, en utilisant un fade in et un fade out et en normalisant les pistes. Dans le processus de mastering, j’utilise également un plug-in très discret. J’aime donner à l’auditeur les sons tels que je les enregistre, avec leurs caractéristiques acoustiques naturelles, en particulier dans le travail d’archivage sonore. En ce qui concerne la composition sonore et les performances live, le processus est différent : j’utilise des effets, des boucles, des samples, de la guitare ou de la basse électrique. L’objectif est différent, naturellement, et la dynamique de la construction sonore est donc également différente. Les critères qui me poussent à conserver ou non un enregistrement varient en fonction des projets mais je n’exclus généralement que les enregistrements qui, à mon avis, sont contraires à l’éthique, tels que les conversations entre certaines personnes, certains sons produits par des animaux qui souffrent, des pratiques religieuses liées au décès, en particulier en présence de la famille, ou des enregistrements de personnes qui m’indiquent qu’elles ne souhaitent pas que je les publie. »
Quel est l’état général des paysages sonores au Portugal ? Existe-t-il encore des zones dans ce pays qui soient exemptes de bruit anthropique ?
Luís Antero : « Comme l’a dit un jour Bernie Krause, il n’y a pas de sons purement naturels au Portugal. Je comprends ce qu’il veut dire. L’espace aérien, par exemple, est toujours occupé. Des routes d’importance stratégique pour l’économie traversent des zones protégées. Voilà deux exemples parmi tous ceux que je pourrais citer. Ce n’est pas un problème nouveau, il est en fait assez ancien. Dans la pratique, si vous enregistrez un pic dans une forêt nationale, votre enregistrement peut se terminer par le bruit causé par un camion passant sur la route à côté. Si vous enregistrez dans la région où je vis, le bruit d’un moteur d’avion peut pénétrer dans les zones protégées. Personnellement, je ne supprime aucun son lorsque ces incidents se produisent. C’est le paysage sonore d’un espace et d’un moment précis. Dans les zones rurales, les sons produits par les objets fabriqués par l’homme ont toujours coexisté harmonieusement avec le paysage, précisément parce qu’ils en font partie. Les roues hydrauliques, les moulins à eau ou à vent, ou encore les pratiques agricoles et de pêche en sont de bons exemples. Ce sont des objets qui contribuent à l’identité acoustique et culturelle des lieux. Tous les lieux sont sonores, comme je le dis souvent, moi qui ai produit une émission de radio locale intitulée « lugar sonoro », et les sons de l’anthropophonie en font partie intégrante. Je ne considère donc pas l’anthropophonie uniquement comme un ensemble de sons bruyants. Il faut toujours comprendre et analyser le contexte. »
Photo de têtière : Ago DSB (via Pixabay)
Portrait de l'artiste : Tiago Cerveira
Pour aller plus loin...
Le site web de Luís Antero
La description des sites iNature
La page Bandcamp de l'émission de radio