Eco-anxiété : les nouveaux bluesmen et leurs fans

« Aujourd’hui, le ciel est orange / Et toi et moi savons pourquoi »… Le refrain d’Orange est simple mais dérangeant. Pinegrove, un groupe de rock du New Jersey, l’a écrit en 2020, tandis que la télévision diffusait en boucle l’image des cieux colorés au-dessus des feux qui dévastaient l’Orégon. « La chanson tente de combiner l’indignation envers ceux qui empêchent le progrès – des politiciens élus pour nous protéger mais qui se prennent plutôt pour des célébrités – avec le sentiment insaisissable d’être en vie à la fin de l’histoire » explique la formation sur sa page Youtube. « Cette chanson n’essaie pas de convaincre qui que ce soit que le changement climatique est réel. Elle est destinée aux gens horrifiés par l’inaction du gouvernement. Il est essentiel que les personnes munies d’un microphone commencent à crier. »

Ce serait probablement anecdotique si Pinegrove n’avait pas des cohortes de fans, que les musiciens dénomment affectueusement les « pinenuts ».  Comme eux, des milliers de jeunes Etats-Uniens écoutent régulièrement des chansons qui traitent du désastre climatique en cours. Tous les genres musicaux, ou presque, sont concernés. Ainsi, accompagné par une guitare folk, Hozier évoque en chuchotant sur Wasteland, Baby! « la puanteur de la mer et l’absence de vert [qui] / Sont la mort de toutes les choses visibles et invisibles » ; en apparence plus décontracté, Childish Gambino chante sur Feels Like Summer « Chaque jour est plus chaud que le précédent / À court d’eau, le monde est sur le point de s’effondrer / De s’effondrer / L’air tue les abeilles dont nous dépendons / Les oiseaux sont nés pour chanter, on se réveille sans bruit / Sans bruit / Je sais / Oh, je sais que tu connais ma douleur (woah, non non non) / J’espère que ce monde va changer / (Ce monde va changer, ouais) / Mais il semble juste le même (woah) » ; Soccer Mommy fredonne tranquillement sur Newdemo « Et la pluie nous écrasera / Et avant que nous nous en apercevions, le monde se noiera / Ouais, nous allons couler / Nous sommes au bord du gouffre / Juste avant le grand plongeon » ; dans un style bien moins policé, Snag hurle dans Colony Collapse que « Plus j’en apprends, plus je crois que la terre est un cadavre à nos pieds »…

Dans un article de qualité publié par le site états-unien Vox, la journaliste Taylor Behnke tente d’analyser l’effet produit par ces chansons sur leurs jeunes auditeurs. Elle cite naturellement Billie Eilish, souvent présentée comme une porte-parole de sa génération, mais interroge surtout Tamara Lindeman, auteure avec son groupe, The Weather Station, d’un album remarquable sur la question du climat, Ignorance. La chanteuse explique : « Pour d’autres choses dont vous pourriez avoir peur, vous pouvez peut-être faire des recherches qui atténueront votre peur. Avec le climat, lorsque vous faites des recherches, vous ne faite que l’augmenter. Je pense qu’il est important de comprendre que la peur et le chagrin sont des réponses appropriées et précises à ce problème ». La peur semble le maître-mot des enfants du vingt-et-unième siècle. La journaliste cite un sondage de 2021 réalisé par The Lancet auprès de 10 000 jeunes de 16 à 25 ans choisis dans 10 pays : 75% décrivent l’avenir comme effrayant.

Cet effroi, renforcé par la sensation qu’aucune action individuelle ne suffira à résoudre le problème, peut – au moins partiellement – être dissipé par la musique, surtout par celle qui semble la plus désespérée. Selon Taylor Behnke, la « pop apocalypse » n’est pas « un puits d’angoisse dont les auditeurs ne peuvent jamais s’échapper ». Au contraire, elle permet de reconstruire des communautés. Savoir que l’on apprécie les musiques, que l’on partage les mêmes sentiments, que l’on se rend aux mêmes types de concerts que des milliers d’autres jeunes ne peut qu’être réconfortant : le fan ne se sent plus seul, et donc moins impuissant.

Quelques sociologues ont étudié la formation de l’identité et la connexion à une communauté au travers de l’attachement à des musiques communes mais ils ont pris leurs exemples dans le mouvement punk, la new wave ou le reggae. Il serait temps qu’ils se penchent sur le travail des artistes les plus lucides de ce siècle pour comprendre comment leurs auditeurs peuvent tirer de leurs chansons en apparence démoralisantes des raisons de ne pas désespérer

Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin...
Lire l'article de Taylor Behnke dans Vox

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