Pablo Diserens : « Tout d’un coup, avec le son, on est dans la glace »

Les disques qu’il produit sont salués par les médias spécialisés, comme A Closer Listen, ou généralistes, tels le New York TimesPablo Diserens est un spécialiste des enregistrements de terrain qui a le sens du partage. Il a créé une maison de disques, Forms of minutiae, avec lequel il peut mettre en valeur les projets de ses collègues. Longue discussion téléphonique franco-allemande, au moment où paraît sur son label un album enregistré en duo dans une vallée suisse…

Vous publiez cette semaine, en collaboration avec Ludwig Berger, un disque inspiré par les écrits de Basalt. De qui s’agit-il ?

Pablo Diserens : « On est tombé sur ses écrits dans la vallée de l’Onsernone, au Tessin. On faisait une résidence là-bas en août 2023. On y a trouvé une sorte de dossier qui contenait des notes et le mot « Basalt ». On a demandé à Johannes, qui organisait la résidence, s’il connaissait ce Basalt, lui qui vient dans ce village depuis qu’il est enfant. Il nous a raconté que c’était quelqu’un qui a fui l’Allemagne aux débuts du régime nazi. C’était une personne « gender non conforming ». On ne sait pas trop si elle était trans, non-binaire… Elle a étudié la géologie à Berlin mais était en même temps très active dans la communauté queer du Berlin des années 1930. Elle s’est réfugiée dans cette vallée, jusqu’à sa mort ou sa disparition (on ne sait pas trop ce qu’il s’est passé). A la fin, elle avait une relation au son et à l’environnement très spéciale, très poétique. Elle menait des expériences un peu folles sur le son, qui laisserait des traces dans la matière. Elle pensait le son comme des vagues, des ondes, qui viendraient creuser nos corps. C’est sa théorie de « l’impression sonore ». Elle a voulu faire de son corps une sorte d’archive sonore. Elle faisait des exercices. Ses notes nous ont beaucoup inspirés. On a voulu rendre hommage à ses idées. On est revenu plusieurs fois dans la vallée de l’Onsernone pour faire des enregistrements dans différents endroits, en suivant ses aphorismes comme des cartes. Sur l’album, on jongle avec des field recordings assez purs, qu’on retravaille pour donner à entendre pour donner à entendre cette empreinte des sons sur l’environnement, sur nous… »

A la première écoute, ce nouveau disque semble percussif…

Pablo Diserens : « Ça dépend des morceaux. Effectivement, il y a des moments assez percussifs dans l’album, surtout dans le premier morceau, Regen ist die sonne des klangs. Ce premier morceau est basé sur la pluie qui tombe sur les toits du village, sur des câbles… Des artefacts électromagnétiques liés à l’orage provoquent des sortes de crissements, de crispements, des bruits étranges qui sont venus parasiter notre enregistrement d’une très belle manière. A la fin, la pluie qui tombe sur différentes matières – qu’on a enregistrée avec des micros contacts et des géophones – a, oui, une dimension assez percussive mais je ne sais pas si je décrirais l’album comme percussif. »

Cet été, votre label, Forms of Minutiae, a également publié trois disques consacrés aux glaciers, signés de Yoichi Kamimura, Ludwig Berger, à nouveau, accompagné de Vadret Da Morteratsch, et Marc Namblard. Pourquoi cet intérêt pour les glaciers ?

Pablo Diserens : « Depuis l’enfance, je suis passionné par les glaciers et la montagne. J’ai rencontré les glaciers assez jeunes et ils m’ont beaucoup touché. En grandissant et en apprenant l’impact du changement climatique, leur disparition qui se déroule à une vitesse fulgurante, j’ai été extrêmement ému. Quand j’ai commencé à étudier le son, à faire du field recording, je me suis rendu compte que je pouvais me placer dans l’interstice qui existe entre l’art et la science, que je pouvais relier les deux pour éveiller des consciences. Je m’inspire de l’écologie acoustique tout en ayant une pratique artistique. Les données scientifiques sur les glaciers sont bien sûr cruciales mais la plupart des gens ne peuvent pas les lire. Un rapport scientifique n’est pas engageant au niveau émotionnel. Le pouvoir du son, c’est d’exprimer ce qu’il se passe, la réalité du terrain, la fonte des glaces, par exemple, d’une façon personnelle, intime, émotionnelle. Tout d’un coup, avec le son, on est dans la glace. Les auditeurs peuvent avoir une relation avec le glacier qu’ils n’auraient pas eu autrement. Les glaciers m’ont toujours fasciné. Je les enregistre depuis plusieurs années, comme Ludwig, d’ailleurs. C’est grâce aux glaciers qu’on est devenu proche. Cette année est, pour l’Unesco et l’Organisation météorologique mondiale (en anglais : WMO), l’année de la préservation des glaciers. Il y a de nombreuses initiatives à travers le monde. L’année dernière, j’ai commencé à m’organiser pour que 2025 soit consacrée aux glaciers sur le label, aux glaciers et à la glace d’une manière générale, à la cryosphère. J’ai préparé ces sorties avec Marc, Ludwig et Kamimura. Cheryl E. Leonard sortira un album en septembre et moi en novembre. Il y aura 5 sorties au total, les enregistrements ayant tous eu lieu dans des endroits différents. C’est notre participation à l’éveil à l’écologie… Que se passe-t-il sur la glace ? Qu’est-ce que c’est que c’est environnement ? Que se passe-t-il autour ? »

Peu à peu, Forms of Minutiae constitue ainsi une collection de disques basés sur le field recording. Qu’est-ce qui motive votre choix de publier ou non tel ou tel projet ?

Pablo Diserens : « Pour moi, Forms of Minutiae est un acte d’amour. Je ne fais pas ça pour l’argent (il n’y en a pas). Tous les revenus qu’on génère servent au label. C’est un acte d’amour envers la pratique du field recording, envers la communauté qui le pratique et envers ce que cette pratique apporte au monde : cette sensibilité, cette forme d’écoute… Il me paraît important que les projets qu’on publie partagent cette philosophie, liée au non-humain, à l’écologie, à l’exploration fascinante du monde qui nous entoure, de dimensions qui ne sont pas très connues du grand public… On ne s’intéresse pas qu’à la nature, on peut, par exemple, se concentrer sur les machines. Quels sons produit la technologie qui nous entoure ? Le choix se fait en fonction des thèmes abordés, en fonction des sons, en fonction des enregistrements, mais aussi en fonction des rapports humains. Je travaille principalement avec des gens que j’ai déjà rencontrés ou avec lesquels j’ai déjà eu une conversation. Il est assez dur, pour moi, de travailler avec des gens que je ne connais pas. Je ne ferme pas la porte à cette éventualité mais cette dimension de communauté est importante pour moi. Enfin, je m’intéresse à la dimension musicale, au traitement des enregistrements qui les rend musicaux. Il ne faut cependant pas que ça prenne trop le dessus sur le field recording. Il y a un équilibre à trouver… »

Quels sont vos prochains projets ?

Pablo Diserens : « Le prochain album sera celui de Cheryl E. Leonard. C’est une artiste qui habite pas loin de San Francisco. Elle a plein d’albums de field recording à sa ceinture. Elle a beaucoup enregistré aux pôles, autour de la glace, de l’Antarctique, de l’Arctique… En parallèle de sa pratique du field recording, elle joue également des instruments qu’elle construit à partir d’objets qu’elle a trouvés dans ces environnements. Ce sera un petit aparté dans cette collection sur la glace : alors que les autres albums sont très centrés sur les enregistrements de terrain, le sien est une bulle principalement musicale. C’est une sorte de musique expérimentale faite à partir d’objets trouvés à Svalbard et au Groenland : des pierres, des coquilles de mollusques, des os d’animaux trouvés sur la plage ou dans les montagnes, des bois échoués, polis par l’océan… Elle en fait des instruments incroyables qui, visuellement, semblent assez fous. Elle en joue en concert. Quand je lui ai demandé si elle voulait faire partie de la série, elle a répondu qu’elle avait des morceaux qu’elle avait fait pour les films d’une autre artiste. Elle ne les a jamais sortis. Ils mélangent cette instrumentation et des enregistrements de glace, de morses, de l’océan… »

Photos fournies par Pablo Diserens (portrait par Clément Coudeyre)
Pour aller plus loin...
La page Bandcamp du label
Le site web de Pablo Diserens
Le site web de Ludwig Berger

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