Makis Solomos : « La musicologie doit être « pour », pour l’écologie notamment » (#1)

« Ecouter de la musique en ligne, c’est participer – malgré soi – à la dégradation de notre planète ». Dès sa première phrase, Pour une écologie de la musique et du son, le nouveau livre de Makis Solomos, donne le ton : direct, philosophique mais ancré dans le réel. Les 500 pages de cet essai très mûrement pensé embrassent toutes les questions que se posent les mélomanes conscients aujourd’hui, de l’enregistrement de terrain à l’artivisme écoféministe, de l’héritage de Debussy à la décroissance… Le professeur de musicologie à l’université Paris 8 présente son nouvel ouvrage…

Comment passe-t-on de l’analyse experte de l’œuvre de Iannis Xenakis à la notion d’écologie musicale ?

Makis Solomos : « C’est venu de manière assez naturelle. C’est passé par la notion d’espace. J’ai beaucoup travaillé sur la musique contemporaine, notamment sur la question du son. Ma thèse portait sur la sonorité chez Xenakis. J’ai mis entre parenthèses les mathématiques pour montrer que Xenakis est le compositeur du son et du sensible, pas simplement de la formalisation. On était alors dans les années 1990, la question de l’espace était très importante : des recherches démarraient à ce sujet. J’ai beaucoup étudié la spatialisation du son et, à partir de cette idée, la notion de lieu s’est progressivement imposée (avec des installations sonores, etc.) et, finalement, j’ai commencé à parler d’environnement. C’était ma première porte d’entrée dans l’écologie. La seconde est plus intellectuelle et presque politique, c’était un choix plus conscient. Il y a une dizaine d’années, j’ai ressenti une certaine lassitude par rapport à la musique contemporaine. Son formalisme me fatiguait. Chez Xenakis, j’avais beaucoup analysé les techniques de composition (et il fallait le faire, il y a 20 ans) mais j’avais envie d’évoluer. Un ami, collègue à l’université de Montpellier, Roberto Barbanti, avait déjà commencé à travailler sur l’écologie sonore. Progressivement, je me suis rapproché de ce domaine. La troisième porte d’entrée est la découverte de musiciens qui m’ont beaucoup touché, du côté de l’écologie acoustique. Je reste assez attaché à la notion d’œuvre achevée et j’ai besoin d’être stimulé par des œuvres bien léchées, bien écrites. J’ai découvert Hildegard Westerkamp. Je me suis dit « Ouaouh, c’est une avancée écologique et en même temps une œuvre superbe, comparable à celle de Xenakis ! ». Voilà, j’ai résumé 10 ans en 3 grandes lignes. »

Le livre s’intitule Pour une écologie de la musique et du son. Cela pourrait être le titre d’un manifeste, mais ce livre n’en est pas un. Comment le définir ?

Makis Solomos : « Vous mettez le doigt sur quelque chose qui m’a un peu torturé. Au départ, cela devait être un manifeste, effectivement : 100 pages « pour ». J’ai gardé cette idée initiale, mais ensuite, comme souvent dans la vie universitaire, j’ai travaillé longuement. J’ai intégré beaucoup de textes que j’avais écrits et le livre en est devenu une synthèse. Ce n’est pas une synthèse au sens strict, ce n’est pas de la vulgarisation, puisqu’il y a là un travail de recherche fondamentale. Finalement, ce livre présente deux aspects : un manifeste et un ensemble de travaux approfondis. Le deuxième aspect prédomine, puisque, finalement, c’est une masse de plus 500 pages. Mais l’idée de manifeste fait encore partie de l’ouvrage parce que j’estime que la musicologie doit travailler dans cette direction. Elle doit être « pour », pour l’écologie notamment. On commence à aborder ces questions mais on reste assez frileux. »

Peut-on pour autant parler d’ « écomusicologie » à propos de ce livre ?

Makis Solomos : « Ce terme m’embarrasse un peu, pour être honnête. Je l’ai rencontré il y a plus de 10 ans. J’avais organisé un grand colloque avec Roberto Barbanti, Carmen Pardo et d’autres amis en 2013. On en avait publié les actes dans la revue Filigranes et dans un livre, et on avait utilisé la notion d’écomusicologie. Mais, aujourd’hui, j’avoue que je l’abandonne volontiers aux Anglo-Saxons. Mon thème de réflexion, ce sont les trois écologies, environnementale, sociale et mentale. L’environnementale, lorsqu’elle est coupée des autres, m’embarrasse. Même le mot « musicologie » m’ennuie. Je suis musicologue mais, avec ce livre, je fais un pas en dehors de la musicologie, cette compteuse de notes, cette science à l’ancienne, dont je me revendique, bien sûr, mais que j’aimerais renouveler véritablement, même si cela doit passer par un changement de nom. Je ne sais quel mot inventer mais il faudrait aller un peu plus loin. Les Anglo-Saxons ont un côté académique, ils aiment travailler dans une discipline donnée. Moi, je préfère l’interdisciplinaire et un peu d’informel. J’aime avancer en tâtonnant. »

Ce livre est principalement centré sur le vingtième siècle et le nôtre. Mais il s’appuie sur l’histoire de la musique occidentale savante et rappelle que Platon assignait à l’art la mission d’imiter la nature. Cette mission a été abandonnée depuis des siècles, non ?

Makis Solomos : « Vous avez raison. Mais il faut relire Murray Schafer. Les rares fois où il parle de musique classique, il dit qu’on y entend quand même les sons de la nature, même si l’écriture la domine. Il cite Haendel et Haydn. En fait, tout cela est une histoire assez complexe et intéressante. D’un côté, la musique rentre dans un processus d’écriture, d’abstraction. La portée devient non plus un aide-mémoire mais un espace d’invention, la musique va alors vers l’autonomisation, si on emploie encore ce terme. Les notes de musique sont une abstraction extraordinaire, quand on y réfléchit ! C’est pour ça que les gamins ne se mettent pas facilement au solfège. C’est beau, le solfège (heureusement devenu « formation musicale »), mais c’est lié à un moment précis de cette histoire de l’abstraction. Cependant, malgré cette abstraction, l’esthétique de l’imitation de la nature est restée toujours là, en arrière-plan. Elle ne passait pas forcément par l’imitation directe des sons mais elle travaillait les compositeurs. Notre culture européenne s’était installée depuis longtemps dans la domination de la nature, mais elle continuait à en avoir une énorme nostalgie. Quelque part, elle assignait à l’art le rôle de gardien de cette nostalgie. La science et la technique dominaient la nature et l’art était le petit frein qui permettait qu’on n’en soit pas complètement coupé. On retrouve toujours cette idée dans les textes théoriques ; même si les musiciens s’en fichent un peu, c’est une philosophie qui demeurait. La coupure véritable, à tous les points de vue c’est Hegel, qui dit que l’art n’imite pas la nature. L’art est pour lui une invention libre, « autonome ». Jusque là, si vous relisez tous les textes, on parle d’imitation. Platon en parle d’ailleurs dans un sens négatif : l’art est pour lui une pâle copie de la réalité. Mais la relation avec le monde a toujours travaillé les artistes. C’est d’ailleurs une difficulté qu’on a aujourd’hui en musique : des compositeurs qui se réclament de la musique écrite pensent que, lorsqu’ils évoquent la nature, même de manière très abstraite, ils peuvent se dédouaner de l’écologie. Moi, je réponds que l’écologie, ce n’est pas ça. Imiter la nature, pardon, mais n’importe qui peut le faire avec un enregistreur. Il n’est pas nécessaire de faire figurer des oiseaux dans une partition, mieux vaut être du côté de l’écologie véritable, lutter contre l’anthropocène. L’exemple que je prends toujours, c’est l’opéra. Tu choisis un sujet écologique, l’anthropocène, mais tu fais venir 80 musiciens qui doivent traverser l’Atlantique. C’est raté ! »

François-Bernard Mâche écrivait « Il s’agit de faire comme la nature, mais non de refaire ce qu’elle fait ». C’est le principe de ce que vous appelez de vos vœux, la « modélisation » ?

Makis Solomos : « On peut employer ce terme avec des compositeurs comme Mâche ou Xenakis. Cette fois, on n’imite pas simplement des sons, par exemple ceux des oiseaux, avec un violon ou une flûte, mais on part des processus physiques. Chez Xenakis, c’est très clair. Il part de la science physique. Il conçoit un ensemble de sons ponctuels à la manière d’une masse ou d’une molécule. C’est une abstraction, bien sûr. On n’est pas obligé de l’écouter comme un gaz. Mais, d’un autre côté, il y a une référence très claire à la nature. C’est ainsi qu’on peut parler d’une « modélisation », au sens scientifique du terme. On n’imite pas l’apparence extérieure, mais le fonctionnement intérieur. John Cage, qui, à sa manière, est un écologiste avant la lettre, dit lui aussi que l’art est un processus naturel. »

C’est donc dans l’œuvre qu’il faut chercher des structures inspirées des phénomènes naturels…

Makis Solomos : « Ça, c’est Xenakis ! Dans sa musique, tu entends le chaos, les océans… A propos de Xenakis, j’utilise l’expression de « dionysiaque », parce que c’est l’esthétique de la fusion avec la nature. Ce n’est plus l’imitation, qui est souvent contemplative : on voit de loin, comme dans un tableau du XVIIIe siècle. Xenakis, lui, nous balance dans un océan déchaîné. »

Lire la deuxième partie de l'entretien
Photo de têtière : François Mauger
Photo de Iannis Xenakis : les Amis de Xenakis
Pour aller plus loin...
La page consacrée au livre sur le site web des Presses du Réel

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