La compositrice estonienne Elis Hallik sur la voie des arbres

Devenir un arbre… Tel est le rêve de la compositrice estonienne Elis Hallik ou, tout du moins, le titre d’une de ses œuvres : To become a tree. L’ensemble Fractales vient de l’enregistrer sur son premier disque. Dialogue avec la compositrice à propos de ce titre abrasif et liquoreux, dont l’écoute fait venir à l’esprit des images de branches qui poussent…

A quoi pensiez-vous quand vous avez écrit To become a tree ?

Elis Hallik : L’inspiration vient toujours du besoin de trouver mon chant intérieur, d’entrer en contact avec lui. La musique pour moi est une affaire de cœur. Pour moi, c’est l’essence de la création: sentir la force de l’inspiration, qui mène au cœur même de ma chanson. Et cette chanson est toujours en quelque sorte combinée avec des images et des expériences archétypales (des mots, des significations, des affects, une ritualité) ainsi qu’avec des affaires du moment. L’une de ces affaires était, au moment où j’ai écrit To become a tree, un article sur les idées de Peter Wohlleben à propos des arbres et de la façon dont ils communiquent. Je pense que c’était même avant la sortie de son livre La vie secrète des arbres. Je me sentais très liée au sujet, en particulier à la partie de l’article où il parlait de l’intuition et de la façon dont les gens peuvent intuitivement percevoir la santé de la forêt. Avec le développement constant des industries axées sur les données, il devient particulièrement nécessaire de ne pas oublier que nous devons toujours utiliser notre capacité inhérente à prendre une décision en intégrant différents niveaux d’intelligence (l’intuition, l’inspiration, la capacité de distinction).

Il y avait aussi une légende japonaise, Le secret du saule, qui ne perdra jamais son actualité. L’histoire raconte qu’il y a environ 1000 ans, un grand temple a été construit à Sanjūsangen-dō. Il fallait abattre un saule avant sa construction. Heitaro, un jeune fermier, l’a sauvé et, sans le savoir, s’est marié avec l’esprit de l’arbre. Les années ont passé, ils ont eu un enfant mais, un jour, l’arbre a dû être coupé pour que le temple soit construit. C’est là que Heitaro a appris que Higo (sa femme, dont le nom signifie « saule ») était l’esprit du saule, désormais décédé. Malgré tous les efforts des bûcherons, personne ne parvenait à faire bouger l’arbre coupé. Seul son fils, après avoir dit au revoir à sa mère, a pu aider à mener l’arbre à la rivière avec sa petite main. C’est une bonne histoire, car elle tente d’illustrer le lien émotionnel entre la nature et les humains. Nous devons nous attacher à la nature avec nos cœurs, car sinon nous nous moquons de ce qui lui arrive.

Que souhaitiez-vous que l’auditeur ressente ?

Elis Hallik : C’est toujours formidable quand l’auditeur se retrouve au cœur même d’une expérience humaine. J’aime quand le processus créatif est intuitif, mais aussi analytiquement bien construit. Le magazine Crescendo a écrit que To become a tree « appuie la désapprobation de la compositrice de l’attaque de nos intuitions par un monde si technologique ». Lorsque mes idées musicales se développent à travers la pièce, c’est pour moi à la fois un travail intuitif et un processus de calcul. C’est un processus très amusant et ludique la plupart du temps, parfois douloureux aussi, mais il semble que plus le processus de composition est lié à la musique elle-même, plus il permet à la musique de refléter l’existence environnante, et ses motifs aussi. Par exemple, dans To become a tree, j’ai commencé par de petits motifs, comme des notes tourbillonnantes (j’ai remarqué que c’est comme de petites graines flottant dans l’air), puis le tourbillon s’est transformé en glissements (comme une descente vers le sol), des glissements ont formé des pulsions (comme un contact avec un sol), les pulsions sont descendues dans un registre plus bas (comme l’enracinement). Puis j’ai remarqué que toute la forme ressemble vraiment au processus de croissance d’un arbre. En même temps, bien sûr, ces idées extramusicales aident parfois à comprendre la musique mais elles ne sont pas nécessaires ; les mots aident simplement à magnifier, à donner une sorte de modèle pour penser.

Le titre pourrait passer pour une référence au travail de John Luther Adams, l’auteur de Become Ocean et Become Desert. Est-ce le cas ?

Elis Hallik : Become Ocean a été écrit quelques années avant que je n’écrive mon morceau. Il y a vraiment un lien évident entre ces deux œuvres ; pourtant, je ne connaissais pas vraiment Become ocean, je l’ai entendu pour la première fois l’automne dernier, grâce à l’Orchestre National d’Estonie sous la direction d’Olari Elts. J’en garde un très bon souvenir. J’ai toujours vraiment aimé l’idée de la qualité intrinsèque de la musique, qui a un effet souhaité sur l’auditeur. J’aime l’idée que la structure puisse également fonctionner comme un système énergétique autonome, une sorte de sens multidirectionnel du temps. Le temps et l’ambivalence, les différents aspects d’un même objet sonore, tout cela a toujours fasciné les compositeurs, moi compris. L’aspect rituel de la musique semble avoir aussi un impact très fort sur les compositeurs et les auditeurs. The Firehearted et To become a tree ont l’aspect d’un rituel mais mettent aussi en jeu différents aspects d’un même objet sonore, considéré sur plusieurs échelles de temps, et cela est très lié à mes études en France et en particulier à la musique de Gérard Grisey.

To become a tree a été écrite il y a cinq ans. Avez-vous continué, depuis, à travailler sur la question de l’écologie ?

Elis Hallik : L’une de mes pièces, Born in Waves, créée par l’ensemble Musikfabrik et Clement Power, parle en fait de l’avenir des espèces et de l’inquiétude qui les entoure. Comme je l’ai dit, j’ai le sentiment que, pour avoir une sorte de besoin de sauver la nature, nous devons construire un lien émotionnel avec elle. Puis essayer de partager cette expérience avec d’autres… Je suis originaire de la petite île de Kihnu, qui est inscrite au patrimoine de l’UNESCO. J’ai de très bons souvenirs de mon enfance : des souvenirs de forêt, de mer et d’une multitude d’espèces animales. Cela m’a aidé à valoriser la nature. Aujourd’hui, les changements sont visibles et tangibles : le nombre d’espèces décline ; des sons, des parfums et des couleurs n’existent plus. Lorsque vous ne voyez plus ces choses qui vous apportaient de la joie au quotidien, cela vous attriste et vous fait penser à ce que chaque personne pourrait faire pour aider à réduire notre empreinte écologique. Ce qui me préoccupe, c’est que la nouvelle génération d’enfants – les miens, en particulier, pour commencer – a besoin d’un contact avec la nature semblable à celui que j’ai vécu dans mon enfance. Ce lien fournit une compréhension plus profonde de la vie et nous aide à voir les relations de cause à effet autour de nous. Nous devons nous assurer que nos enfants aient une bonne connexion émotionnelle avec la nature. Si vous vivez dans un environnement urbain neutre, vous avez tendance à oublier de vous soucier de la nature.

Finalement, le disque de l’ensemble Fractales qui nous permet de découvrir To become a tree, sort en 2022, au moment où le GIEC annonce qu’il nous reste très peu de temps pour changer nos modes de vie. Est-ce un hasard ?

Elis Hallik : C’est une coïncidence très significative… Il y a eu d’autres coïncidences notables autour de cette pièce. Par exemple, à peu près au moment de la première, il y a eu d’assez remarquables vagues de protestation contre la coupe brutale des forêts en Estonie. Alors que nous empruntons ce monde à nos enfants et que nous nous montrons incapables de préserver la nature, la seule chose que je peux donner, c’est de l’innovation et de l’intuition créative nourrie par des émotions. Mais peut-être que, quand une personne essaie de faire quelque chose, elle ne devrait pas trop s’inquiéter de la vitesse; ce qui compte, c’est d’aller de l’avant, même lentement…

Photo de têtière : François Mauger
Photos d'Elis : Krõõt Tarkmeel

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