Certains sautent du coq à l’âne, chez Michel Redolfi, on observerait plutôt des bonds de la Côte d’Azur au cachalot. Le compositeur a tant d’histoires à raconter ! Né au bord de la Méditerranée en 1951, il a suivi une formation classique au conservatoire, avant de cofonder, en 1969, le Groupe de musique expérimentale de Marseille (GMEM). Puis, c’est le grand départ aux Etats-Unis, où il participe à l’émergence du premier synthétiseur numérique, le Synclavier. Surtout, il y collabore avec des océanographes, s’aventurant toujours plus loin dans les océans. La suite, il la dévoile par bribes ici, en présentant les deux concerts qu’il donnera sous l’eau à la mi-juillet, plage de l’Ange Gardien…

Les 12 et 13 juillet, vous donnez des concerts subaquatiques à Villefranche-sur-Mer, juste à côté de Nice. Qu’est-ce exactement qu’un « concert subaquatique » ?
Michel Redolfi : « C’est plusieurs choses à la fois : une expérience sensorielle, ludique, poétique… Pourquoi ? Parce qu’on va plonger dans le son lui-même, sans intermédiaire : le son se propage sous la surface de l’eau ; il est inaudible à l’extérieur mais, quand on s’immerge, on est en conduction corporelle, en conduction solidienne, c’est-à-dire que notre corps résonne comme un cristal sous les ondes qui sont diffusées. C’est une propriété très naturelle de l’acoustique sous-marine. Les mammifères marins en profitent mais, nous les humains, nous n’avons pas cette expérience, parce que personne n’émet de la musique sous l’eau. Il faut un savoir-faire, des technologies pour y parvenir. On croit depuis longtemps que c’est le « monde du silence » mais ce n’est pas du tout le cas. Si vous avez la chance d’aller un jour à l’Ile Maurice parmi les cachalots, ou en Polynésie au milieu des baleines à bosse, je vous promets que vous entendrez très bien les mammifères. C’est d’ailleurs une expérience qu’on va reproduire à Villefranche. »
Vous parliez de technologie. Comment diffusez-vous la musique sous l’eau ?
Michel Redolfi : « Ce sont des technologies que j’ai mises au point il y a très longtemps, lorsque j’étais aux Etats-Unis. J’ai travaillé pendant 15 ans à San Diego, auprès d’un institut océanographique qui utilise ces émetteurs sous-marins. Je les ai adaptés avec les constructeurs : ils avaient de très hautes fréquences, pour les dauphins, je les ai transformés pour l’écoute humaine. Ces technologies issues de l’océanographie permettent d’envoyer des signaux vers le vivant. Je l’ai souvent fait, notamment pour le Grand bleu. Si, aujourd’hui, je travaille avec Jean-Marc Barr, c’est parce que Jean-Luc Besson m’avait confié les transmissions sous-marines. C’était déjà ma spécialité depuis le début des années 1980 ; quand le film a été tourné, en 1988, Besson m’a demandé d’utiliser ces technologies pour appeler les dauphins. Dans le Grand bleu, d’ailleurs, il y a une séquence qui résume mes concepts : l’oncle Léon est dans la baignoire et personne ne sait comment l’en sortir, parce qu’il écoute sous l’eau. Toute cette histoire remonte aux années 1980. »
Il est vrai que, dès 1982, vous avez donné votre premier concert subaquatique à San Diego. Pourquoi, 40 ans plus tard, ces concerts subaquatiques semblent-ils encore si neufs, si inédits ?
Michel Redolfi : « Un concert de ce genre, c’est complexe à monter. Il faut d’abord des autorisations administratives. Aujourd’hui, je suis soutenu par la municipalité de Villefranche-sur-Mer, qui a fait toutes les démarches. Chaque fois que je fais un concert en mer (j’en ai fait à Nice à la fin des années 1980, j’en ai fait un récemment sous la direction de Charles Berling au théâtre Châteauvallon-Liberté de Toulon), cela correspond, très modestement, au travail que faisait Christo, lorsqu’il faisait du land art. Il faut aller sur le terrain, parler aux gens, s’assurer que ça marche techniquement, demander des autorisations… Cet été, on jouera deux jours, en continu. Je vais mixer 8 heures par jour. C’est un concert particulier : le public n’a rien à payer, ça demande donc des financements spéciaux. Par ailleurs, c’est un événement de très grande dimension. On le fait quand on en a les moyens et, surtout, quand on a le site, car la qualité du concert est liée à la qualité du site. Un site qui, en plein été, offre une expérience un peu exclusive sur la Côte d’Azur, c’est rare. »
Quand vous parlez d’autorisation, est-ce que le problème est militaire ? Ou est-ce un problème de relations avec les autres habitants de ce milieu ?
Michel Redolfi : « Le problème était militaire il y a 4 ans, quand on était collé à la rade de Toulon. La Marine avait été consultée, et notamment ses « oreilles d’or », qui sont toujours vigilants à bord des sous-marins, même en rade. Ils m’ont répondu que, par rapport à ce que je souhaitais émettre, il n’y avait aucun problème. Quand j’étais à San Diego, j’ai déjà beaucoup travaillé avec la US Navy, d’abord pour connaître sa technologie de diffusion mais aussi pour m’assurer que rien ne la gênait. Quant aux habitants de la mer, nous avons volontairement, avec l’Ifremer, l’institut français de recherche marine, fait des tests sur les poissons communs dans l’étang de Thau, où ils ont une base, et sur les mammifères à Brest. On a mis 12 caméras sous l’eau pour regarder le comportement des animaux, avec et sans la musique, et il n’y avait pas de différence. Pourquoi ? Parce que je me restreins dans ce qu’on appelle la « bande de fréquence », c’est-à-dire le spectre que je diffuse, pour n’être ni dans le grave (ce qui gênerait les poissons) ni dans l’aigu. Je m’arrête à 9 000 hertz, alors que les dauphins communiquent autour de 150 000 hertz. On est dans une bande insignifiante pour le vivant. Je coupe les basses. C’est un engagement que j’ai pris dès les années 1980, quand je travaillais avec le centre d’océanographie Scripps de San Diego. A l’époque, le Ministère des Affaires étrangères avait une bourse qui s’appelait « Lavoisier » (elle s’appelle maintenant « Villa Médicis hors les murs ») et j’ai eu un an de financement pour mener à bien l’étude acoustique préalable au concert. Je me suis engagé dans une voie scientifique et ça m’a valu de continuer à travailler avec des scientifiques. Aujourd’hui encore, mon milieu est moins celui des musiciens que celui des océanographes. A ce titre, je réalise tous les ambients musicaux du centre Nausicaá à Boulogne-sur-Mer depuis 1991. Là-bas aussi, on s’est souvent posé la question du bien-être des poissons, on s’est demandé s’ils entendent – ou pas – à travers les vitres. Toujours, toujours, je tends l’oreille vers la mer et je me pose la question du partage avec le vivant. »

Vous avez réalisé de nombreux enregistrements d’animaux marins…
Michel Redolfi : « J’ai pas mal travaillé sur le son des cachalots. On est toute une communauté de gens qui travaille sur l’énigme des explosions qu’ils produisent. »
… Les fameux cliquetis !
Michel Redolfi : « Le cliquetis est justement une erreur d’approche. Je vous dis pourquoi… Jusqu’à récemment, on croyait qu’ils faisaient des cliquetis parce qu’on les enregistrait avec des hydrophones depuis un bateau. Avec un hydrophone, on ne sait pas où est le sujet. Comme le son se transmet 4 fois plus vite dans l’eau que dans l’air, le bruit semble proche et on entend « clic clic ». Moi, j’ai tout un système – un gros truc de chez Ifremer – qui permet de porter sur moi les enregistreurs et l’hydrophone. Quand j’enregistre, je vois le sujet que j’enregistre et ça change tout. Entre lancer un micro par dessus bord, en restant au sec, et être en approche et n’enregistrer que le moment dont on a besoin, il y a un monde. Alors, moi, quand j’enregistre, ça ne fait pas « clic clic », ça fait « baoum ». J’ai mesuré des explosions de 212 décibels. C’est autre chose ! Certains chercheurs comparent les sons des cachalots à du morse : le nombre de clics par séquence ferait la communication. Pourquoi pas ? Mon hypothèse est plutôt que chaque explosion émise par ce sujet (qui peut faire facilement 25 mètres de long) est une capsule acoustique qui, si vous l’ouvrez, contient d’autres sons. Ce serait un système fractal, gigogne, de son dans le son dans le son. Le cachalot, qui est un animal furtif, qui a besoin de chasser sans se faire remarquer, utiliserait de manière très économique des signaux encapsulés dans un seul signal et il aurait la capacité cérébrale de décompresser ce signal et de recevoir toutes les informations. Je ne vais pas passer de son de cachalot à Villefranche. J’en ai pourtant de très beaux, captés aux côtés de René Heuzey, un caméraman qui connaît ces animaux. Il les rencontre avant de les filmer. Chaque année, les groupes de baleines le reconnaissent et l’approchent. J’ai vu, à l’Ile Maurice, des cachalots femelles amener leur baleineau pour le présenter à René. »
Finalement, que se passera-t-il les 12 et 13 juillet à Villefranche-sur-Mer ? Il y aura deux événements différents ?
Michel Redolfi : « Oui. L’un est dédié au vivant. C’est un voyage parmi les plus beaux chants de baleine que j’ai enregistrés il y a 3 ans en Polynésie. J’étais avec René Heuzey, un cinéaste connu pour les très belles images du film Océans, produit par Jacques Perrin et Jacques Cluzaud. En sa compagnie, j’ai pu m’approcher des baleines et les enregistrer au cours de petites apnées (il est interdit de plonger avec des bouteilles à proximité des mammifères). On y va doucement, tranquillement, on se fait adopter par le groupe puis on enregistre les chants. A Villefranche, je vais faire sonner de manière convaincante les chants de baleine, sans – comme trop souvent – les truquer un peu en ajoutant des échos. Dans la rade, il va y avoir cette illusion acoustique formidable : celle de se baigner, comme en Polynésie, au milieu des chants et sons des mammifères. Je vais inclure des sons d’orque que m’ont ramenés des amis qui les suivent et des sons d’autres petits poissons qui font des chants intéressants. Le premier concert est donc bioacoustique, alors que le deuxième est très humain. De la musique sera jouée en direct sous l’eau. Julie Gautier, qui est chorégraphe et danseuse en immersion, après avoir été championne d’apnée, sera présente avec ses élèves pour créer des figures chorégraphiques. »
Photo de têtière : Natalia Kollegova (Pixabay)
Pour aller plus loin...
Le site web de Michel Redolfi
L'article de Libération qui détaille les hypothèses de Michel Redolfi sur les formes de langage des cachalots