Voilà un livre en mouvement ! Sonder le monde (Arts sonores, réalisme, environnement), le nouveau livre de la philosophe Pauline Nadrigny, scrute notre rapport au son en changeant régulièrement d’angle, passant de Thoreau à Pauline Oliveros, de Socrate à Raymond Murray Schafer, ou de Brian Eno à David Michael, mesurant les échos d’une œuvre à l’autre. Au passage, Pauline Nadrigny livre son analyse du parcours d’Eliane Radigue ou de Jana Winderen et questionne le lien entre l’enregistrement et le réel. A son tour d’apporter quelques réponses…
Le livre s’ouvre sur un épisode de Walden ou la Vie dans les bois de Henry David Thoreau : le narrateur sonde la profondeur d’un lac gelé. Quelles réflexions ce geste déclenche chez vous ?
Pauline Nadrigny: « Ce geste m’a intéressée pour plusieurs raisons. Initialement, mes recherches portaient sur la philosophie de la musique, ce qui semble éloigné de cet épisode de Walden. Mais je travaille aussi en esthétique environnementale et dans le cadre des philosophies contemporaines dites réalistes. Dans ce geste, quelque chose m’a fascinée : c’est d’abord l’attitude de quelqu’un qui semble réduire son environnement à une cartographie. Thoreau sonde le lac pour mettre fin à une légende qui prétend qu’il n’aurait pas de fond et conduirait de l’autre côté de la terre. Thoreau est arpenteur : il fait des relevés, produit une carte et réduit les légendes au factuel. Mais, ce faisant, il découvre peut-être quelque chose de plus poétique : des crevasses, des reliefs, une topographie qui s’avère plus merveilleuse encore que les légendes. Ce geste est aussi lié à un acte sonore, puisqu’on sonde non pas par la vue mais par le toucher et la résonance transmise par l’instrument de sondage. Je me suis demandé ce que cet acte pouvait nous dire aujourd’hui des arts sonores, notamment de l’audionaturalisme et, plus largement, de l’enregistrement de terrain, qui, par le son, nous fait appréhender le réel et percevoir la beauté et la valeur de ce qui passe parfois inaperçu. Leur factualité n’a rien de réducteur. »

Sur son lac gelé, Thoreau va effectivement au-delà de ce qu’il voit, il sonde et, dans « sonder », on entend la syllabe « son ». Est-ce une autre raison de vous intéresser à ce geste ?
Pauline Nadrigny: « Oui, c’est une heureuse coïncidence. Étymologiquement, il y a deux racines différentes : sonder vient de sund (« la mer »), et son de sonus. Mais la rencontre des deux termes reste poétique. Elle évoque une relation essentielle entre l’épreuve que l’on fait du monde et l’expérience sonore, en contraste avec l’expérience de la vision qui se le représente. »
Vous écrivez longuement sur le « field recording », l’enregistrement de terrain, et vous vous interrogez sur le rapport au réel de l’une de ses formes, l’audionaturalisme. Pour vous, le rapport des audionaturalistes au son est parfois trop simple, trop direct ?
Pauline Nadrigny : « Il y a parfois un malentendu sur ce que cherchent les audionaturalistes. Parce qu’ils continuent de raisonner en termes de sources sonores, d’identité du son, bref, en termes de « ce dont le son est le son », on a pu qualifier leur pratique de naturalisme naïf. On leur reproche de croire en une continuité entre l’enregistrement et l’expérience sonore réelle, entre l’enregistrement et ce dont il est la trace ou le témoignage. Cette critique, notamment formulée par Michel Chion, me semble s’arrêter trop vite. D’abord parce que les pratiques audionaturalistes impliquent bien souvent des recompositions, voire un travail compositionnel. Ensuite parce que, en amont, le choix d’un point d’écoute, l’expérience, voire l’épreuve de l’attente, le choix d’un certain matériel, d’un placement de microphone, d’un dispositif, d’une amplification… bref, tout cela constitue déjà tout un art : une véritable poétique de l’écoute. »
Vous parlez d’écouter non pas « du son » mais « dans le son ». Que voulez-vous dire par là ?
Pauline Nadrigny : « C’est l’une des modalités d’écoute qui m’ont intéressée dans ce livre, et elle est distincte de mes réflexions sur le field recording. Caractéristique des musiques ambient et de certaines formes d’art sonore, elle consiste à écouter dans le son, plutôt qu’écouter quelque chose. Cette histoire, bien connue, commence avec Erik Satie et sa musique d’ameublement. Elle se poursuit dans l’ambient de Brian Eno mais aussi dans des formes de musique noise, où l’on s’immerge, où l’on se baigne dans le son. Ces expériences redéfinissent profondément ce qu’est l’écoute. Elles perturbent l’idée d’une écoute intentionnelle qui devrait viser un objet : il s’agit ici de faire l’expérience d’un milieu sonore. Or cette immersion comporte aussi une part d’ombre (dont l’ambient a parfaitement conscience) : une forme de passivité, une écoute flottante ou réactionnelle. Ces questions sont largement discutées dans la pensée contemporaine du son (chez Steve Goodman, Juliette Volcler, pour les plus critiques). Tout un chapitre du livre traite de cette ambiguïté. Or mon but n’était pas d’adopter un discours critique sur ces pratiques, mais d’en proposer une généalogie, en remontant à leur conception de la vibration, parfois inspirée par des théories classiques sur la nature du son. Ces réflexions prolongent, en un sens, le travail mené avec Catherine Guesde sur l’écoute noise et son lien à des formes historiques d’expérience esthétique, à lire dans The Most Beautiful Ugly Sound in the World, À l’écoute de la noise. »
Après le lac gelé de Walden, vous vous intéressez beaucoup à la glace et notamment aux enregistrements de Chris Watson à proximité des icebergs. Le son de la glace a-t-il quelque chose de particulier pour vous ?
Pauline Nadrigny: « La glace m’intéresse parce qu’elle est une surface à la fois opaque et lumineuse : opaque, car elle cache, et lumineuse, car elle éblouit. Elle constitue un contexte extrême pour la vision, qui s’y annule presque. L’ouïe est alors mise à contribution. Ce milieu présente des sons caractéristiques : des sons de fissure, d’autant plus intrigants qu’ils semblent non-organiques. Ils évoquent un synthétiseur modulaire, une production électronique. En cela, ils brouillent notre conception du son naturel. Cet entre-deux entre nature et technologie rend l’univers glaciaire fascinant. Dans le livre, je commente un passage du documentaire de Werner Herzog Encounters at the End of the World, où des scientifiques en Antarctique collent leur oreille à la glace et qualifient ces sons de « psychédéliques ». Dans un tel lieu, si hostile qu’il bouleverse nos repères perceptifs, comment qualifier l’expérience ? Et en quoi l’écoute et le field recording, nous permettent-ils d’appréhender cette altérité ? »
Vous écrivez également à propos de Knud Viktor. Comment cette réflexion sur l’enregistrement de terrain s’inscrit dans votre parcours de philosophe ?
Pauline Nadrigny : « J’ai voulu faire place à une constellation d’artistes sonores. Je me suis intéressée à ceux qui conçoivent l’enregistrement comme un enregistrement situé : Knud Viktor, que j’ai essayé de faire connaître du côté de la philosophie de l’art, tant son approche du monde microscopique et des identités vivantes me paraît riche, mais aussi Hildegard Westerkamp, Chris Watson, Thomas Tilly, Aline Pénitot, Peter Cusack, Francisco López, Stéphane Marin… Des artistes dont j’ai pu croiser le chemin ou que j’ai écoutés depuis des années. Leurs approches sont très variées mais tous nous font éprouver ce qu’est une écoute située, attentive à la singularité de ce qui est entendu, non pas seulement comme phénomène sonore mais comme signal d’un milieu. Tous ne mettent pas l’accent de la même manière sur l’un ou l’autre de ces termes et beaucoup jouent du frottement entre une écoute plastique et une écoute plus environnementale. C’est précisément ce que je trouve passionnant : ils ne ferment pas la question de la source du son, mais mettent en scène ou en son (pour reprendre l’expression de Stéphane Marin) cette dialectique. Ainsi, Sonder le monde se distingue assez résolument de mes recherches précédentes. Mon dernier ouvrage, Le voile de Pythagore, portait sur la musique concrète ; un art paradoxalement plus abstrait, puisque son principe est globalement la mise entre parenthèse de la source sonore. Ces compositeurs travaillent le son comme matériau autonome, comme objet sonore. Dans Sonder le monde, j’ai voulu redonner toute sa place à cette importance de la source et poser à nouveaux frais une question en apparence simple, mais ouvrant une foule de réponses philosophiques comme artistiques : « De quoi l’enregistrement est-il l’enregistrement ? ». Cette question me semble avoir des implications aussi bien esthétique qu’écologiques. »
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin...
La page consacrée au livre chez son éditeur, MF