Philippe Bouyou : « Le bois local est l’avenir de la lutherie »

Combien de kilomètres entre un arbre et une guitare ? « Trop, toujours trop » répondent les membres de l’APLG, l’Association Professionnelle des Luthiers artisans en Guitare et autres cordes pincées. Cette confrérie se pose depuis plusieurs années la question de l’origine des matières premières et a récemment lancé un stimulant projet-pilote en région Bourgogne-Franche-Comté. La parole est à Philippe Bouyou, l’artisan qui supervise cette expérience…

D’où vient ce projet de connexion avec les exploitants forestiers pour s’approvisionner en bois local ?

Philippe Bouyou : Tout part d’un constat personnel… J’habite à la campagne, à vingt bornes au-dessus de Dijon. Il y a de grandes forêts par chez nous, comme la forêt du Chatillonnais. Je me suis installé en tant que luthier il y a cinq ans, après avoir exercé d’autres métiers. Mes voisins, qui ont un grand parc, ont abattu des frênes. Je suis allé les voir pour leur demander ce qu’ils allaient en faire : ils allaient les vendre à un marchand de bois. Je leur en ai acheté deux, sans me rendre vraiment compte du boulot que ça pouvait représenter. Ça a démarré comme ça… Il y a eu quelques articles dans la presse régionale qui expliquaient que j’essayais de travailler le bois local. J’ai reçu des appels de particuliers qui me disaient « J’ai un noyer ou un cerisier dans mon jardin, je vais le couper, est-ce que ça vous intéresse ? ». Ensuite, j’ai été élu dans mon village. Je me suis mis à travailler avec le technicien de l’ONF qui gère les bois communaux. Je lui ai dit que je voyais en bord de route un nombre de grumes incommensurable qui pourrissaient sur place. C’est le genre de truc qui me fait sortir de mes gonds. Je veux bien qu’on coupe un arbre si et seulement si ça sert à quelque chose ; sinon, on le laisse tranquille, il était là avant nous et il le sera a priori après. Il m’a expliqué que des arbres étaient parfois coupés parce qu’ils étaient sur le chemin des machines. C’est ce qu’on appelle le « cloisonnement » en termes forestiers. Je ne sais pas si ça vous parle…

Non mais cela le devrait…

Philippe Bouyou : Oh, ce sont vraiment des termes qui leur sont propres… Quand les techniciens de l’ONF décident de travailler sur une parcelle de forêt, de la « gérer », ils prennent des cartes et tirent des traits. Ce quadrillage, le « cloisonnement », indique le chemin des machines forestières. Une fois que l’arbre est abattu, une grosse bécane vient avec un grappin le sortir du bois. Ces engins sont tellement gros qu’il leur faut de la place. Il y a donc des arbres qui sont coupés pour leur passage. Mais le vrai problème est que la filière bois, en France, ne réfléchit qu’en termes industriels. Et l’industrie a besoin d’arbres d’une dimension donnée, parfaitement droits, exempts d’imperfections. Les arbres qui ne correspondent pas à ces critères sont laissés sur place ou, au mieux, broyés pour faire du papier ou transformés en granulés pour le chauffage.

Philippe Bouyou

Comment les luthiers peuvent-ils intervenir ?

Philippe Bouyou : J’ai mis sur pied avec l’ONF un système où les techniciens de ma région sont informés des essences qu’on recherche, nous, les luthiers. Quand ils ont des coupes (en ce moment, c’est la saison), je reçois un topo disant que, dans telle coupe, il y a tel ou tel individu.

Mais ce n’est pas votre travail, d’habitude, de réceptionner des arbres…

Philippe Bouyou : Absolument pas. J’essaie quand même de rassembler le plus de « grumes » possibles (une grume, c’est un tronc d’arbre coupé, ébranché). En ce moment, j’ai 75 grumes à faire scier, ce qui est énorme. Je fais venir une scierie mobile. Ces troncs sont coupés en « plateaux ». Ils sont réunis en « plots », des troncs reconstitués à partir de plateaux. Ensuite, ils sèchent. Chez moi, ils sèchent naturellement, je ne les fais pas passer en étuve, pour des raisons acoustiques. J’ai la chance d’avoir des amis qui ont des terrains et qui sont super sympas (parce que la campagne, c’est ça, c’est l’entraide). Je squatte des prés où je pose mes plots. Je les laisse sécher. Certains sont depuis 2 ans en extérieur, je vais les rentrer. Certains sont depuis 5 ans en intérieur, je vais les pré-débiter.

Vous ne connaissiez pas le monde du bois avant de vous lancer dans cette aventure. Les autres luthiers le connaissent-ils ?

Philippe Bouyou : Non. Je ne connais pas les proportions exactes mais je pense que 95 % des luthiers ne s’ennuient pas avec ça. Ce que je comprends tout à fait. Moi, j’ai un côté Idéfix, le petit chien qui protège les chênes. Certains luthiers ont un stock, qu’ils se sont constitués en achetant des « pré-débits ». D’autres achètent à la demande. Ce n’est pas ma façon de faire, je n’aime pas travailler en flux tendu. Aujourd’hui, je suis loin du flux tendu, vu les dizaines mètres cubes de bois que je stocke…

Combien en consommez-vous en une année ?

Philippe Bouyou : Très très peu. Là, pour diverses raisons, je ne produis que six ou sept guitares par an. J’ai eu des problèmes logistiques, de place, d’atelier… Je vais avoir un atelier plus grand, je devrais pouvoir en produire un peu plus. Après, il faudra les vendre, c’est un autre problème. Mais, non, on a besoin de très peu de bois. L’intérêt, c’est d’essayer de valoriser ces arbres qui ont été coupés. Moi, je ne ferai jamais de commande de bois sur pied.

Ce qui est intéressant, c’est que l’association encourage les citoyens à prendre part à la valorisation des forêts, en investissant dans des Groupements forestiers citoyens…

Philippe Bouyou : Le problème, c’est la monoculture. En Bourgogne, il y a le Morvan, et le Morvan, c’est l’épicéa. Il n’y a que ça et c’est une catastrophe écologique. Dès que vous avez une monoculture, vous avez un appauvrissement des sols. Sous les résineux, c’est même une acidification des sols. Au bout de 20 ou 30 ans, les sols sont cramés ; il devient hyper-compliqué de faire repousser quelque chose. En plus, vous avez des attaques de parasites. C’est Jacques Carbonneaux qui a eu l’idée de conseiller aux gens de se rapprocher des Groupements forestiers. Je trouve ces initiatives supers. L’idée d’aller acheter des parcelles de forêts entre particuliers peut contrecarrer la sylviculture industrielle.

Finalement, est-ce que la lutherie sur bois local a un avenir ?

Philippe Bouyou : Je pense, oui. Ce sont les colonies qui nous ont habitués à avoir des bois exotiques tels que le palissandre ou l’ébène. Ce sont des bois fabuleux, sonores au possible. Mais leur circulation n’est pas pérenne. Aujourd’hui, tout devient super compliqué. On passe d’une essence exotique à une autre mais on continue le carnage. En même temps, rien n’est simple. Si vous prenez l’exemple du fameux palissandre de Rio : il a été surexploité jusque dans les années 90 ; en 91 ou 92, il est passé en annexe 1 de la CITES ; il est interdit de le couper ou de le vendre… Résultat : il est tombé en désuétude et il est encore en danger parce qu’il n’a plus de valeur. Ce n’est pas simple. Moi, je continue à utiliser des bois exotiques. J’utilise du palissandre indien parce qu’il est issu de plantations locales. En achetant du bois transformé en Inde, je contribue à l’économie. J’utilise une ébène issue d’une plantation d’ébéniers hyper suivie au Cameroun. Je sais qu’ils y replantent des arbres. Bref, on essaie d’utiliser les bois exotiques avec plus d’intelligence. Avant les colonies, les luthiers utilisaient les bois locaux, comme les tailleurs de pierre se servaient de ce qu’il y avait dans le coin. Aucun matériau ne faisait des milliers de kilomètres. En France, on a de superbes bois : le frêne, le noyer, qui est magnifique, tous les fruitiers, le tilleul… Donc, oui, le bois local est l’avenir de la lutherie. C’est ce qui va sauver la profession. La profession en est consciente, d’ailleurs. Il faut maintenant que les consommateurs (c’est-à-dire les musiciens) en prennent conscience. C’est un peu comme pour la nourriture bio : c’est le bout de la chaîne qui a le pouvoir décisionnel. Tant que les musiciens resteront prisonniers d’une logique qui veut que seul le palissandre sonne, ça va être compliqué. Mais les choses changent. Aujourd’hui, mes nouveaux clients me disent que c’est en lisant des articles sur le bois local qu’ils ont eu envie de venir à l’atelier. C’est rassurant…

Photo de têtière : François Mauger
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