Après quelques expériences très réussies au sein de groupes comme Parranda La Cruz, la chanteuse et percussionniste vénézuélienne publie un premier disque sous son seul nom, Rio abajo. Il y est question de rivières (« rios » en espagnol), donc, mais aussi d’oiseaux et de paysages que rien n’efface. Discussion avec une artiste à suivre…
Dans le texte qui accompagne votre premier disque solo, il est question de Barlovento. Où est-ce exactement ?
Rebecca Roger Cruz : « Barlovento est une région qui se trouve entre terre et mer, au Venezuela : une partie donne sur la côte Caraïbe, l’autre est dans les terres, avec des rivières et un climat un peu humide. La région est surtout connue pour son cacao. C’est là qu’a vécu la plus importante communauté d’esclaves du pays. L’influence de l’Afrique y est très profonde, notamment dans la musique. On y entend encore un répertoire de tambours, des chants responsoriels, des musiques percussives à danser… Sa musique est une musique de transe qui parle à la nature, qui parle aux esprits. Elle est devenue par la suite une musique syncrétique, sous l’influence de l’Église catholique. Les tambours résonnent désormais pour la fête de la Saint-Jean ou la fête de la Vierge, au mois de mai. Il y a plein de célébrations dans l’année où les percussions et le chant jouent un grand rôle. Barlovento, c’est un peu le berceau qui accueille le vent et renvoie son souffle vers la mer. »
Qu’est-ce que ce disque doit au Venezuela ?
Rebecca Roger Cruz : « Le Venezuela y est présent partout. Ce n’est pas un disque de musique traditionnelle mais j’aime beaucoup les rythmes et les percussions de mon pays. On retrouve sur ce disque l’influence de genres comme le joropo ou la présence du cuatro, l’instrument par excellence du Venezuela. C’est une petite guitare à 4 cordes, très rythmique, qui est jouée ici par Miguel Siso, un grand cuatriste vénézuélien. On y entend aussi des instruments de percussion en bambou qu’on appelle les « quitiplás », qui sonnent un peu comme la pluie. Je m’en suis inspirée pour un morceau qui évoque l’orage. Il y aussi les tambours culoepuya de la région de Barlovento. En fait, je m’inspire d’éléments traditionnels de mon pays, avec ma propre sensibilité. Je compose en ayant ses paysages à l’esprit. Le Venezuela est aussi présent dans les textes que j’écris, dans les images que je tire de sa nature. »
La musique baroque occupe également une place importante sur ce disque. La pratiquiez-vous déjà avant d’arriver à Lyon, en 2012 ?
Rebecca Roger Cruz : « La musique ancienne est entrée dans ma vie quand j’avais à peu près 16 ans. J’étais au conservatoire et je commençais à chanter dans des chœurs. Le professeur de chant lyrique m’avait dit que j’avais une voix qui correspondrait bien à la musique baroque et à la musique médiévale. Je me suis présentée à la Camerata barroca de Caracas, l’ensemble de musiques anciennes le plus important du pays. J’ai passé une audition et j’ai chanté avec eux pendant quatre ans. Grâce à la maestra Isabel Palacios, j’ai pu découvrir des choses extraordinaires. C’était vraiment un coup de foudre. Ça m’a suivi partout, après. Je me suis surtout spécialisée dans les musiques médiévales ibériques : la musique séfarade, la musique galicienne du XIIIe siècle, les Cantigas de Santa Maria… C’est un répertoire que j’adore. Je lui ai consacré du temps, j’ai fait des recherches, j’ai notamment travaillé pour mon master sur les femmes troubadours. »
Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de faire figurer une « reencuentro de aves » sur ce disque ?
Rebecca Roger Cruz : « C’est une introduction au titre qui suit, qui s’appelle « Alcaraván ». L’alcaraván est un oiseau migrateur symbole du Venezuela. Il apparaît souvent dans la littérature et surtout dans la poésie du Venezuela. C’est un oiseau qu’on voit peu, parce qu’il est nocturne. Mais on le reconnaît par son chant particulier, qui annonce des dangers. Ses migrations m’ont fait penser à la diaspora de mon pays, dont 30 % de la population est en exil. J’ai pensé aussi à la Palestine, à tous ces peuples contraints de partir de chez eux. La Reencuentro de aves, c’est l’endroit où plein d’oiseaux, qui viennent de plein d’endroits, se rencontrent. Pour ce morceau, j’ai utilisé un vinyle qui est un bijou : Oiseaux du Venezuela de Jean-Claude Roché. Je rentre dans la pièce, je mets l’aiguille sur le vinyle et on commence à entendre les oiseaux de la Gran Sabana du Venezuela. »
Différents titres évoquent « la mar », le « rio », l’ « aguacero »… Pourquoi cet univers liquide ?
Rebecca Roger Cruz : « Je ne sais pas pourquoi j’ai un univers liquide mais il est sûr que je l’ai. L’eau est un élément qui m’inspire beaucoup. Il me parle parce qu’il est présent partout et, en même temps, difficile à contenir, difficile à comprendre et à apprivoiser. La connexion avec l’océan est importante pour moi qui viens des Caraïbes. Face à l’océan, j’ai toujours un temps de méditation. Sur l’album, je parle de l’orage (« Aguacero ») comme d’un moyen de guérison. En fait, les manières d’accueillir l’eau dans son corps sont différentes manières de guérir son cœur. Sur O let me weep de Purcell, on parle de larmes, et donc d’eau. « Llamarme Mar » signifie « m’appeler comme la mer ». Río Abajo, qui est aussi le nom du disque, est un chant de métamorphose, il évoque ce qu’il se passe dans l’existence d’un être humain quand il se laisse porter par le courant de la rivière. Quelle personne est-on au départ ? Quelle personne est-on à l’arrivée ? Pas la même, c’est sûr. »
La nature semble vous inspirer énormément. S’agit-il de la nature dont vous vous souvenez ou de la nature que vous fréquentez quand vous parvenez à vous éloigner de Lyon ?
Rebecca Roger Cruz : « La nature qui m’inspire a un côté nostalgique, voire mélancolique. Souvent, je me tourne vers des souvenirs, des paysages que j’ai pu voir mais avec lesquels je ne suis plus en contact actuellement. Je vais moins chanter les Alpes, c’est sûr. Mais, en France, je garde une connexion avec l’océan : quand je suis face à l’océan, je peux me retrouver dans cet élément qu’est l’eau. C’est vrai, la plupart de mes chansons parlent des paysages de mon enfance, des paysages de mon pays, de l’Amérique latine… »
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin...
La page Bandcamp de Rebecca Roger Cruz