Au nord de Penvénan, petite ville des Côtes d’Armor, la mer est parsemée d’îles et d’îlots, pour certains si proches qu’on peut y accéder à pied à marée basse. En se retirant, les eaux découvrent une étendue caché que la compositrice Christine Groult a exploré à l’invitation du Logelloù, le centre de création musicale voisin, parfois seule, parfois accompagnée de l’audionaturaliste Marc Namblard. Une trace de leurs aventures sonores sort cet automne sous le titre de Marnage. Christine Groult revient sur la genèse de ce projet…
Qu’entend-on quand on met Marnage dans le lecteur de CD et qu’on appuie sur le bouton « Play » ?
Christine Groult : « On entend le résultat d’une improvisation que j’ai faite avec Marc Namblard, une improvisation à 4 mains. On l’a préparée en vue de la graver sur ce CD mais elle a été jouée d’un seul tenant. »
Puis vient une deuxième piste…
Christine Groult : « Effectivement, la première plage s’appelle Buguélès. Elle est le résultat de cette improvisation avec l’audionaturaliste Marc Namblard. La deuxième plage est une composition, Eaux mêlées, que j’ai imaginée en 2021 à l’invitation du Logelloù, pour travailler sur son territoire. Ayant été impressionnée par le paysage, ses côtes, ses zones humides, j’avais choisi de travailler sur le milieu des eaux saumâtres, entre les rivages, les estuaires et la mer. C’est une composition qui, chronologiquement, précède Buguélès. J’avais commencé à travailler sur Eaux mêlées en 2020, au moment du confinement, et je n’ai pu faire entendre cette composition qu’en 2021. J’avais déjà l’idée de travailler avec Marc Namblard mais, à cause du Covid, ce n’était pas possible. Ce n’est qu’en 2022 qu’on a pu concrétiser ce désir de travailler ensemble. »

Vous avez étudié auprès du Groupe de Recherches Musicales (GRM) de Radio France, dirigé par Pierre Schaeffer, vous avez travaillé à l’IRCAM à l’époque de Pierre Boulez, vous avez enseigné la composition électroacoustique. Vous travaillez aujourd’hui avec Marc Namblard qui n’a pas du tout le même type de parcours. Qu’est-ce que vous vous êtes appris l’un à l’autre ?
Christine Groult : « Je suis une compositrice de musique concrète avant tout. Je compose à partir de sons enregistrés, que ce soit en studio ou à l’extérieur. En général, je fabrique mes sons pour chaque projet. Ce n’est pas l’origine du son qui m’intéresse mais son potentiel expressif. Il s’agit surtout de transformer les sons et de les assembler comme on monte un film, pour obtenir une matière sonore nouvelle, insolite et poétique. Je compose un cinéma pour l’oreille. Marc est audionaturaliste. Ce n’est pas du tout le même métier. Moi, il m’arrive de faire des prises de son en extérieur mais je n’ai pas la patience d’un audionaturaliste. Je n’ai pas son matériel. Les audionaturalistes travaillent dans des conditions très spartiates. J’ai toujours senti que ce serait trop délicat pour moi. Il y a cette différence de position. Marc est très proche de la nature. Il fait parfois entendre des sons qu’on ne connaît pas et qui sont tout aussi inédits et poétiques que les miens mais lui enregistre – la plupart du temps – le son sans le transformer. Il s’intéresse aux sons des animaux mais aussi aux sons des matériaux. Il n’a pas forcément envie de transformer ces matières ou de thématiser son travail, alors que c’est ce que je fais avant tout. »
Votre travail, notamment sur Eaux mêlées, est très différent…
Christine Groult : « En choisissant la vase, qui ne représente pas un sujet spécialement sonore, ni musical, mon travail d’artiste consiste à évoquer ce matériau et à rendre le public sensible à des choses qui lui semblent banales, qu’il ne remarque pas. La vase n’est pas un matériau noble. Or, je m’aperçois que c’est très intéressant de travailler sur elle. Si on se penche sur les images scientifiques de la vase, on trouve l’inspiration. J’ai notamment travaillé sur la floculation de la vase. Les scientifiques décrivent, à un niveau physique et scientifique, la façon dont se forment les flocons de particules en suspension dans l’eau. Ils sont animés par l’agitation thermique de l’eau salée et s’agrègent en touffes, avant de s’enfoncer et d’être pris dans des turbulences. Ces turbulences, on les appelle des « forces de cisaillement » et ce terme, « forces de cisaillement », me donne envie de faire de la musique. Peut-être qu’au final, personne ne va penser à la vase mais on entend tout de même des particules qui tombent, on ressent une suspension, on perçoit la dynamique des forces de cisaillement. Marc n’a pas pour but de faire ce genre de choses. »
Quelle est votre relation avec lui ?
Christine Groult : « C’est un personnage qui me fascine assez, parce qu’il part en pleine nature, il va à l’affût dans les forêts pour enregistrer des choses qu’on n’entend jamais. Ça me passionne, moi qui suis très attirée par la nature et très intéressée par ses phénomènes. Quand on travaille ensemble, il joue avec ses sons, qui ne sont pas forcément transformés, ou très légèrement : parfois, il fait varier la vitesse et le son devient plus grave et plus lent. Il a toute une sonothèque de sons naturels et moi, par contre, j’ai à la fois les sons qu’il a enregistrés et que j’ai mis dans ma banque de sons et les sons que j’ai créés en studio en imitant les phénomènes naturels ou les sons qu’il a faits (je les écoute, je les analyse). Il y a un dialogue entre des sons artificiels et naturels. »

Au dos de Marnage, vous parlez d’ « écosystèmes menacés » et de « fracture » « entre l’humain et le non-humain ». Ce disque représente un tournant militant ?
Christine Groult : « Je ne crois pas avoir un vrai tempérament de militante. Je me sens tout de même militante dans ma pratique musicale. J’ai toujours eu un rapport très fort aux animaux et à la nature. J’ai grandi à la campagne, puis j’ai passé 50 ans à Paris mais j’habite à nouveau à la campagne depuis 6 ans. Je me sens très concernée par la question des Amérindiens d’Amazonie et de la protection des forêts, je fais d’ailleurs partie d’une association de défense de leurs droits. En réalisant un travail sur la forêt, en 2018 (je crois), j’ai commencé à échanger avec Marc et il m’a envoyé des sons. C’est un tout, auquel s’ajoutent la lecture de livres importants pour moi, autour de Bruno Latour, de Vinciane Desprets, de Marielle Macé (Une pluie d’oiseaux). Aujourd’hui, je me sens de plus en plus concernée par les problématiques écologiques. »
Photo de couverture : François Mauger
Image du duo : Philippe Ollivier
Pour aller plus loin...
Le site web du Logelloù