Le précédent album d’Emily Loizeau s’appelait Icare, celui-ci La Souterraine. On y entend effectivement entre les mots une plongée dans les abîmes, une descente aux enfers du changement climatique, de la disparition du vivant et de la résistible ascension de l’extrême-droite, mais tout n’y est pas noir. Une lumière brille encore dans la voix plus troublante que jamais de la chanteuse…
Sur Je vois dans tes yeux, il est question de « l’eau qui monte », d’un « fleuve qui gronde », de « sol » qui « s’effondre »… Vous tressez poétiquement deux fils ensemble, celui du vague à l’âme et celui du dérèglement climatique. Est-ce une simple métaphore ou est-ce une correspondance plus profonde ?
Emily Loizeau : « C’est les deux. L’eau qui monte dans les yeux et le niveau de l’eau qui monte sur notre planète, dans notre environnement, oui, c’est une métaphore pour parler de la tristesse face aux chaos du monde. C’est un disque qui parle effectivement de ces enjeux mais pas uniquement de cela. Il parle aussi des enjeux migratoires, des enjeux de l’amour dans ce chaos-là, des enjeux féministes… C’est un disque qui parle de nos âmes, dans ce monde en mutation. »
L’inquiétude pour le vivant est l’un des sujets de la chanson qui donne son nom à l’album, La Souterraine. Vous chantez « C’est le feu dans la plaine / Toutes les bêtes se bousculent, se déchaînent » mais personne ne réagit. « Il semble que rien ne nous arrête / Il semble que rien ne puisse troubler la fête » constatez-vous. Etes-vous pessimiste ?
Emily Loizeau : « Dans cette chanson, il y a surtout un parallèle qui est très important : c’est une chanson qui parle de notre capacité, envers et contre tout, à regarder ailleurs, parce qu’il est parfois trop difficile de regarder en face le réel. Il y a un parallèle dans cette chanson entre l’histoire d’une jeune femme dont la vie se consume sous le joug d’une relation toxique avec son homme. Tout le monde regarde ailleurs parce qu’elle a l’air heureuse sur la piste de danse. Il est plus facile de se dire qu’elle va bien. Il en est de même pour le monde qui brûle au-dessus de cette fête qui a lieu sur une voie souterraine. Tout le monde peut continuer de danser, puisque, en bas, on ne voit rien. C’est une espèce d’allégorie qui met en parallèle ces deux espaces de vie, ces êtres vivants qui se consument. Pessimiste ? Je m’efforce de ne pas l’être. Mais, en fait, il n’y a ni optimisme ni pessimisme à avoir. On est en train de foncer dans un mur et on ne fait rien pour ne pas le prendre. C’est une réalité. Va-t-on réussir à réagir enfin, à atténuer notre vitesse, à trouver un équilibre ? J’ai envie de croire que « oui ». Mais la seule chose qui est sûre, c’est qu’il est trop tard pour se dire qu’on va pouvoir continuer à vivre comme avant… »
C’est peut-être une note d’espoir : vous chantez Not everybody gets corrupted. La corruption n’est un sujet rare dans la chanson. Pourquoi cette chanson ?
Emily Loizeau : « Bien sûr qu’il y a de l’espoir. Je n’aurais pas mis deux enfants au monde si je n’avais pas d’espoir. Si on ne met pas une forme de joie au cœur de la construction d’un monde plus durable, plus bienveillant, plus juste, tout devient mortifère et morbide. Réinventer un monde plus juste, d’un point de vue social, écologique et féministe, même si ça nous oblige à des efforts, c’est un chemin infiniment plus joyeux, plus nourri d’espoir, que celui qu’on nous propose aujourd’hui, où les plus riches continuent d’être les plus riches et où ceux qui se prendront le mur en premier seront les plus pauvres. L’espoir, il est là. Cette chanson est une commande pour une pièce de Fabrice Melquiot, Lazzi. Elle vient d’une phrase de Woody Allen dans Manhattan. Le personnage féminin est tout jeune, il part étudier à l’étranger. Fou d’elle, Woody Allen lui dit « Mais tu vas m’oublier, tu vas me tromper ». Elle répond « Not everybody gets corrupted ». Il faut avoir un peu de foi en l’autre. Ecrire une chanson là-dessus, pour cette pièce, m’a fait réaliser à quel point cette phrase pouvait être une sorte de mantra, précisément pour continuer d’espérer et de croire que la perversité et le cynisme de nos dirigeants n’est pas une fatalité. Ce récit-là, on peut le vaincre. »
Il y a sur ce disque ce que j’appellerais un « paradoxe de la boule à facettes ». Vous chantez que rien ne changera « tant que tourne la boule à facettes ». Mais cette boule à facettes, n’est-ce pas un peu votre métier de musicienne de la faire tourner ? C’est ce qu’on entend un peu sur I want to turn the volume down : cette envie de silence, de calme, troublée par un besoin de faire entendre sa voix…
Emily Loizeau : « En fait, cette chanson s’adresse plutôt au vacarme du monde. C’est une phrase que j’ai tirée d’un documentaire sur deux exilés syriens coincés dans un no man’s land. La femme se démenait, pleine de révolte. Elle essayait de faire avancer la situation. Elle était forte d’une colère, d’une rage, qui la faisait tenir debout. Son mari, lui, au contraire, assailli et dépassé, parlait de sa femme en disant « Sa voix est toute petite, comment peut-elle être entendue ? ». Ce rapport au bruit constant (au-delà du klaxon dans la rue), la manière dont on est envahi par le bruit du monde, par le trop plein d’information, tout cela fait qu’une voix simple, une voix juste, une voix qui s’élève pour dire quelque chose a du mal à se faire entendre. C’est surtout de ce bruit-là dont parle cette chanson. Par ailleurs, oui, moi j’ai un grand besoin de silence dans ma vie mais c’est précisément dans ce silence que j’aime faire jaillir la musique. J’ai besoin de ce silence pour écrire, pour créer, pour penser. Ce n’est pas une évidence dans ce monde. »
Ici commence la mer clôt l’album comme s’il mettait un terme aux colères de ce disque souvent rock, pour ne pas dire « rauque ». C’est une invitation à profiter du présent, malgré tout ?
Emily Loizeau : « Oui. C’est plusieurs choses, cette chanson. C’est à la fois l’indication que l’on voit sur les bouches d’égout, dans certaines villes : « Ici commence la mer ». Si tu pollues ici, ça se retrouve dans l’océan. C’est donc à la fois une injonction à prendre soin de son présent, à prendre soin de ce qu’on laisse au présent, parce qu’il va nourrir l’avenir, et une chanson de consolation. J’ai pensé à mes périodes de désarroi et à tout un tas d’amis activistes dont je sens la fatigue. Parfois, il y a de quoi baisser les bras. Ce qu’on considère comme une sorte de justesse, de justice, de raison, d’humanisme ne passe pas, n’est pas entendu. C’est parfois désespérant. Parfois, ça met très en colère. Je crois qu’il ne faut pas oublier qu’on n’a qu’une vie, qu’un temps d’amour à donner et à recevoir… Je ressentais un grand besoin d’une chanson de consolation. Les mots manquent, parfois. Cette respiration-là, il faut la prendre. »
Photo de têtière : François Mauger