Jacques Carbonneaux : « Les luthiers essaient de ne prélever que ce que la nature peut donner »

Il a fallu que Notre-Dame de Paris brûle pour que la majorité des Français s’aperçoive que le bois de qualité se fait rare. Les luthiers le savent depuis plus d’une décennie. Journaliste passionné, créateur du site laguitare.com, membre fondateur de deux associations professionnelles de luthiers en guitare, APLG en France et EGB en Europe, Jacques Carbonneaux explique ici ce que deviennent les forêts et évoque quelques initiatives de luthiers pour que leur métier puisse perdurer…

Comment les luthiers qui fabriquent des guitares s’adaptent-ils à l’urgence écologique ?

Jacques Carbonneaux : « Cela ne concerne pas que les luthiers en guitares… Toute la facture instrumentale est concernée, dès lors qu’elle utilise du bois. Là où la lutherie est très impactée, c’est sur la ressource en bois. Depuis de nombreuses années (et ça s’est accéléré depuis les années 2010), il y a une pénurie grandissante des bois de lutherie. Elle est due à la déforestation et au réchauffement climatique. Ça touche tous les bois, notamment les épicéas, très utiles pour les tables d’harmonie des guitares (mais aussi des violons). L’autre problème est le commerce légal et illégal des bois tropicaux, notamment avec la Chine. Depuis son succès économique, une partie de la population chinoise a un pouvoir d’achat important. Il faut savoir qu’il y a en Chine une tradition du meuble de luxe : dès que vous parvenez à un certain statut social, vous vous devez d’en acheter un. Ces meubles sont souvent faits avec des bois qu’on appelle des « bois de rose », dont le palissandre. Les importations de ces bois précieux ont explosé. Les Chinois avaient une partie de ces bois chez eux mais ils ont tout coupé. A tel point qu’un désert a commencé à apparaître. Ils ont alors décidé d’arrêter de couper et, aujourd’hui, la Chine est, avec l’Inde, le pays qui plante le plus d’arbres au monde. Mais ils se sont tournés vers l’importation. »

Ces importations entrent en concurrence avec celles des luthiers ?

Jacques Carbonneaux : « Les instruments de musique ont été impactés parce que, par malchance, on utilise les mêmes bois. En 2016, la Convention de Washington, dite « Cites » (« Convention on International Trade of Endangered Species »), a notamment réglementé le commerce international de palissandre. Il était désormais nécessaire d’avoir un permis pour en faire le commerce. Les instruments de musique ont été soumis à cette réglementation, alors qu’ils consomment très peu de bois. Les associations se sont mobilisées, en France, en Europe et dans le monde entier. On a réussi à obtenir, grâce à l’Union Européenne et au Canada, l’exemption des instruments de musique pour le palissandre (sauf le palissandre de Rio, toujours interdit de commerce depuis 1992), parce qu’on a prouvé qu’on en consommait peu et que ce système créait une surcharge administrative pour des quantités minimes. »

Vous ne vous êtes pas arrêtés là…

Jacques Carbonneaux : « En parallèle, on s’est tous mobilisé, dans l’industrie et l’artisanat des instruments de musique, pour réfléchir à la question des ressources. Plein d’actions sont en train de se monter, notamment pour la replantation des espèces utilisées. Par exemple, à l’APLG (Association professionnelle des luthiers en Guitares et autres cordes pincées), nous nous sommes organisés pour que, dès qu’un luthier vend une guitare, une somme soit dédiée à la replantation d’arbres, au travers d’une association qui s’appelle « One tree planted ». On essaie aussi de sensibiliser les luthiers et les fabricants en leur disant « Arrêtez d’importer du bois, utilisez du bois local ». Avant qu’on ne découvre les bois tropicaux, tous les instruments de musique se faisaient avec des bois locaux. On est en train de monter un projet pilote, avec l’APLG, en Bourgogne. On a fait à l’ONF une liste des espèces qu’on pouvait utiliser. S’ils en coupent, plutôt que de le vendre comme bois de chauffe, ils vont nous appeler pour qu’on les récupère. »

Test de 16 guitares par Gaëlle Solal, la moitié étant construite en bois locaux

Ces bois peuvent remplacer les bois venus d’ailleurs ?

Jacques Carbonneaux : « On a fait des études. En 2014 et en 2017, on a prouvé aux musiciens et aux luthiers qu’un platane ou un chêne vaut bien un palissandre pour certaines parties de l’instrument. Pour la table d’harmonie, qui est le moteur de la guitare, il faut un épicéa ou un cèdre. Pour le reste, on peut utiliser des bois qui ont les mêmes caractéristiques que les bois tropicaux. Il y a longtemps eu une sorte de fantasme sur ces bois magnifiques. Mais on s’est rendu compte, scientifiquement et de façon perceptive, que d’autres bois les valent. Il y a tout un travail de sensibilisation à effectuer, parce que c’est le consommateur qui demande du palissandre, qui pense que le chêne, c’est pour les meubles… Après la Bourgogne, l’objectif est de déployer ce dispositif dans toutes les régions de France, mais aussi de le déployer dans tous les secteurs artisanaux de la filière bois : les couteliers, les sculpteurs… Nous sommes en train de créer tout un écosystème pour diminuer l’importation de bois et stimuler la replantation. »

Cela prend certainement du temps…

Jacques Carbonneaux : « Nous, ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’arbres jeunes. Nous attendons que la nature fasse son travail. Les luthiers essaient de ne prélever que ce que la nature est capable de donner, en respectant la régénérescence de l’espèce, sans perturber la biodiversité. Le problème, depuis que certains pensent que le bois est une ressource d’avenir, une ressource qui remplacera le béton, c’est que certains pratiquent la monoculture. Ils plantent des arbres qui poussent très vite et qu’ils coupent très vite. Conséquence : ça tue la biodiversité et ça fragilise les arbres. Dans le Morvan, par exemple, tous les épicéas sont en train de mourir. J’en discutais dernièrement avec un grand fournisseur de bois de lutherie, Bernard Michaud, et il me disait que c’est un constat européen. Les grandes entreprises qui disent qu’elles plantent des arbres, c’est de la connerie ! Elles ne font que de la monoculture. Tous les luthiers, y compris les manufactures, s’investissent pour sensibiliser les musiciens et le public mais, nous, on est tout petit. On n’est même pas considéré : si vous cherchez les produits de la filière bois, vous n’y verrez jamais apparaître les instruments de musique. »

La sensibilisation est un travail de chaque instant…

Jacques Carbonneaux : « On essaie de replanter les bois qu’on utilise pour sensibiliser les musiciens. Quand on vend une guitare en acajou, on dit à l’acheteur qu’on va replanter un arbre de la même espèce. On a un long chemin à parcourir mais on a l’avantage de produire un bien culturel, un outil destiné à pratiquer un art, pas des marches d’escalier. Quand je discute avec les plus grandes marques de guitare, comme Fender ou Martin, je leur dis « Les plus grands musiciens au monde jouent sur vos instruments, il faut les solliciter pour qu’ils soient les porte-paroles de ce combat ». »

Photo de têtière : Cénel et François Mauger
Pour aller plus loin...
Le site laguitare.com

Commentaires

  1. […] A ce propos, une superbe interview sur la nécessité de préserver les bois en lutherie de Jacques Carbonneaux de l’Aplg et de la CSFI : Article à lire ICI […]

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