Deuxième partie d’un long entretien autour du nouvel ouvrage de Makis Solomos, Pour une écologie de la musique et du son, publié cet été aux Presses du Réel. Après avoir évoqué l’écologie sonore et le rapport des musiciens au vivant, il explique ici son intérêt pour les travaux d’Hildegard Westerkamp, la notion d’écoute et l’importance de l’éthique…
Vous en avez déjà parlé mais, aux côtés de Xenakis, un nom revient très régulièrement dans ce livre. C’est celui d’Hildegard Westerkamp. Pourquoi lui consacrez-vous tant de pages ?
Makis Solomos : « En fait, ce livre est aussi en partie un livre sur Hildegard Westerkamp ! Comme je le disais au début de l’entretien, c’est l’une des rares personnes qui réussit cette fusion entre préoccupations véritablement écologiques, et pas simplement naturalistes, et une tradition musicale d’œuvres bien achevées. Elle maîtrise parfaitement la forme. Son travail peut faire penser à une symphonie de Beethoven : il y a un début, une évolution, une fin. J’ai également été touché par le personnage. Ces derniers temps, j’ai réalisé plusieurs entretiens avec elle. Je viens d’ailleurs de finir un entretien qui accompagnera un article sur la notion de « biophilie ». Le personnage de cette femme, née à la fin des années 1940, qui quitte l’Allemagne parce qu’elle fait partie de la génération qui a découvert que ses parents étaient nazis, qui part vers l’inconnu, qui se retrouve au milieu de tous ces mecs, Murray Schafer et compagnie, alors qu’elle a été formée par l’éducation rigide de l’Allemagne protestante… Ce parcours me parle. Elle a pris d’énormes libertés. « Liberté » serait même le mot qui la définit le mieux. Elle manie les choses avec une liberté, avec une facilité formidable, alors que je trouve Murray Schafer vraiment très dogmatique. Barry Truax est intéressant, mais bien plus académique. Westerkamp est l’artiste de cette première « écologie acoustique ». Et il ne faut pas oublier qu’elle a un côté européen, avec justement ce sens de la perfection formelle qu’ont peut-être moins les Nord-Américains… Mon intérêt pour son travail est vraiment une histoire d’affinité, presque d’amour, c’est un peu difficile à expliquer. »
Hildegard Westerkamp a été une pionnière de l’enregistrement. Comment peut-elle éclairer la mode actuelle de l’enregistrement de terrain, du « field recording » ?
Makis Solomos : « Elle travaille dans la logique de la « soundscape composition », « composition à base de paysage sonore ». J’ai choisi de traduire cette expression ainsi, parce qu’on ne compose pas un paysage sonore, on compose avec lui. Elle ne pratique pas le field recording comme beaucoup d’artistes sonores. Cette pratique innerve effectivement actuellement toutes les musiques, mais on la trouvait déjà dans les musiques populaires à l’époque des Pink Floyd (la fameuse caisse enregistreuse de Money). Hildegard n’utilise pas l’enregistrement comme un indice qui rappellerait un univers extérieur, un environnement, elle le travaille. Elle a une relation très éthique avec les choses. Pour Cricket voice, elle a enregistré des sons dans le désert et, à un moment, ont émergé les stridulations d’un grillon. Elle explique qu’elle a mis beaucoup de temps à transformer ce son, à le jouer plus lentement ou plus rapidement, voire à le couper, en se demandant de quel droit elle modifierait ce son, alors qu’elle ne modifie pas la voix de sa fille. C’est vraiment une question éthique qu’elle pose. Chaque fois qu’elle renvoie à des sons enregistrés, ce n’est pas un clin d’œil, ce n’est pas un échantillon, ce n’est pas une facilité : elle veut se mettre en contact avec une réalité profonde. En parallèle, elle combat l’idée très technophobe de Murray Schafer de la schizophonie. Ce n’est pas parce que tu n’es plus en contact direct avec la source du son que cette source est perdue. On a tous dans notre esprit la voix des gens disparus. Ils sont là, en nous. Ce n’est pas de la schizophonie que de les entendre. Si on condamne l’enregistrement, il faudrait condamner ces voix. L’enregistrement est un aide-mémoire, en quelque sorte. De tout cela, elle fait de véritables compositions musicales. »
La notion d’écoute est, comme le « field recording », au cœur de nombreux débats contemporains. Qu’en dites-vous dans ce livre ?
Makis Solomos : « C’est vrai que l’écoute a toujours été un peu mise de côté, notamment lors de l’apprentissage de la musique. Chez les musicologues, la question est arrivée dans les années 1990. Peter Szendy a écrit un livre sur l’écoute, le philosophe Jean-Luc Nancy aussi. L’écologie acoustique avait préparé le terrain. C’est vraiment l’un des acquis de Murray Schafer. Il avait dès le début l’intuition que l’écoute, dans la musique, ne devait pas s’arrêter au solfège, aux notes, qu’il fallait écouter son environnement. D’où les promenades sonores, des exercices très forts. L’écoute restera l’un des acquis de cette école, qui contrebalance parfois le manque de technique, le manque d’œuvres complètement achevées qu’on observe par moments. L’écoute est également arrivée en même temps que certaines des préoccupations des sciences humaines et politiques. L’écoute est liée à ce qu’on appelle le « care » : prendre soin des autres, être attentif aux autres. Cela correspond aussi au message écologique : avant de dominer et de détruire le monde, écoutons-le. Beaucoup de chercheurs travaillent sur l’écoute de manière très différente. Roberto Barbanti prépare un livre à ce sujet. Moi, ma porte d’entrée vers l’écoute a été travaillée dans mon livre précédent, De la musique au son, où je théorise que la musique n’est plus une affaire de notes mais une affaire de sons. Pour expliquer comment la musique en arrive à être du son, j’ai dit qu’il y a plusieurs chemins : le timbre, qu’on connaît bien en France depuis Debussy, le bruit, plutôt du côté de Varèse, l’espace, la composition du son… Au milieu de tous ces chemins, j’ai placé une histoire de l’écoute, en disant qu’on commence à s’intéresser au son quand on quitte l’univers abstrait des notes et qu’on pense la musique comme environnement. Je commence mon histoire de l’écoute avec John Cage. Dans mon nouveau livre, je complète cette histoire avec la prise en compte de l’écologie. »
Pour vous, apparemment, l’esthétique n’est rien sans l’éthique…
Makis Solomos : « Mes recherches établissent une critique de l’esthétique, au sens kantien du terme. On a tous appris que le grand art est l’art désintéressé. On se tait quand on va à un concert, ce genre de choses. C’est quand même un grand mensonge. Les décoloniaux nous l’apprennent : Kant a écrit un livre raciste dans sa jeunesse. Son esthétique est l’esthétique bourgeoise de la fin du XVIIIe siècle. Les nobles, qui ne travaillaient pas, il fallait bien qu’ils se démarquent des plus pauvres, autant par leur richesse matérielle que par leur richesse spirituelle. Entre nous, je pense qu’ils n’écoutaient pas d’avantage la musique que les prolos : au concert, ils paradaient et se regardaient les uns les autres. On a vécu sur ce mensonge pendant deux siècles. L’autonomie de l’art, c’est formidable, mais ça nous met dans une tour d’ivoire. Au mieux ou au pire, cela donne un monde académique, comme le monde de l’art contemporain, qui travaille pour lui-même. Au final, on perd le monde, on perd les gens, on perd les animaux, on perd les autres qu’humains… Comment faire entrer le monde dans l’art ? Par le sensible, par un élargissement de la notion d’esthétique, par un retour à la notion originelle d’aisthésis, qui signifie « sensible ». Pour forcer le mouvement, pour que ça aille plus vite, on l’alimente avec des questions éthiques et politiques. Il est évident que tout ça va ensemble. »

Plusieurs chapitres approfondissent les questions éthiques. L’un d’eux parle notamment du son comme arme ou comme outil de coercition. D’autres interrogent la portée de la musique…
Makis Solomos : « Tous les travaux artistiques récents qui portent sur l’anthropocène ont clairement une dimension éthique. Politique aussi. L’éthique ne suffit pas, il faut ajouter le côté politique, sinon, on est dans le jugement. C’est vrai, je critique l’artiste traditionnel, ultra-spécialisé, enfermé dans sa sphère, qui peut être totalement sourd au monde. C’est un vieux débat, qui m’a toujours tracassé. Comment peut-on accepter que des artistes superbes du point de vue formel soient des salopards ? Le féminisme et #metoo ont mis le doigt là-dessus de manière très forte. Mais, avant, on avait plein d’indices. Beethoven maltraitait son neveu. Wagner a écrit un pamphlet antisémite (on dit que c’est parce qu’il était jaloux de Meyerbeer mais ça n’excuse rien, c’est gravissime.) Comment certains ont-ils pu accepter le nazisme ? Même Theodor Adorno, juif, homme de gauche, marxiste, écrivait encore après la prise de pouvoir d’Hitler qu’on pouvait continuer à faire carrière en Allemagne avec un pseudonyme. C’est une absence totale de conscience politique. Ce genre de chose, on l’observe beaucoup en musique, beaucoup plus que dans le cinéma ou la littérature, parce que (et Hegel le dit bien) la musique est un art qui, parfois, manque de contenu. Moi, j’adore travailler avec les artistes. Je ne veux surtout pas casser leur statut mais je leur conseille de tout travailler, pas simplement la forme mais aussi le contenu. Artistes, regardez le monde autour de vous, situez-vous. L’art est une affaire de polis, de la ville, la cité, le monde qui nous entoure. J’en parle dans le livre : quand on a appris que les Américains torturaient, après leur prise de Bagdad en 2011, des Irakiens en leur diffusant du rock très fort, les groupes répondaient « Ca ne me concerne pas ». Non, ce n’est pas vrai. »
Le chanteur du groupe Metallica a même dit qu’il était fier que sa musique soit utilisée…
Makis Solomos : « Ça, c’est l’extrême-droite ! Je pense que l’artiste est aussi un intellectuel qui doit s’engager. Dans tous les sens du terme : auprès de la nature, dans son environnement, et politiquement. Sans négliger l’art. »
Un penseur vous guide dans vos réflexions : le psychanalyste et philosophe Félix Guattari…
Makis Solomos : « Je suis entré dans l’écologie par l’écologie acoustique mais, très vite, Guattari est arrivé. C’est ce qui fait la différence avec l’écomusicologie : l’école anglo-saxonne se limite à l’écologie environnementale, qui n’est qu’un des aspects de ce qu’on peut appeler des « environnements ». Les environnements, c’est aussi la société, c’est aussi les questions mentales et affectives. L’écologie mentale, par exemple, est capitale : le problème majeur aujourd’hui dans l’univers des fake news et de l’hyper-information, c’est que notre attention est phagocytée. On a besoin de prendre du recul et, ça, ça s’appelle « l’écologie mentale ». L’autre exemple que je prends toujours, c’est la révolte des gilets jaunes. On ne peut pas prendre une mesure soi-disant « écologique » au détriment des plus pauvres, c’est une absence d’écologie sociale. L’écologie, telle qu’elle est envisagée par l’Europe aujourd’hui, c’est-à-dire sous une forme punitive, il est normal que l’extrême-droite tape dessus. Il faut qu’on récupère cette écologie et qu’on l’accompagne de mesures sociales. Sinon, on va perdre. J’ai un peu travaillé sur la notion de récit, du côté des Etats-Unis. Il est difficile de comprendre pourquoi Trump a gagné. Les pauvres n’avaient rien à gagner à son élection mais, pour eux, le pétrole est lié à la richesse de l’Amérique. Si tu leur enlèves l’idée de pétrole, ils deviennent fous, ils pensent qu’ils sont condamnés. Il faut qu’on intègre les questions sociales ! J’utilise la notion d’écosophie (que je ne systématise pas, à la différence de Roberto Barbanti) pour montrer comment tout s’imbrique et j’étudie des artistes qui combinent le social et l’environnemental. C’est vrai que ce n’est pas anodin que je parte de l’environnemental pour aboutir au social. Ce sont mes origines marxistes, pour le dire tout simplement… »
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Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin...
La page consacrée au livre sur le site web des Presses du Réel