Un monde sans Bruno Latour

Normalement, ce week-end, Bruno Latour aurait dû être à Bayonne. Le festival Haizebegi avait conçu avec lui et sa femme un atelier intitulé « Art, science et mutation climatique : Anticlimatic ». « Comment apprivoiser les émotions multiples que déclare la crise multiforme que l’on appelle « mutation climatique » ? » interrogeait le texte du programme, avant de répondre « Le meilleur moyen est de multiplier les voix sans chercher à les unifier en un ton ou en un récit totalisant afin d’augmenter la gamme des affects associées au mot « écologie ». Chaque participant pourra faire écouter un son et expliquer pourquoi ce son est celui de la mutation climatique. »

L’événement n’a pas eu lieu. Bruno Latour est décédé à Paris, dans la nuit de samedi à dimanche, à l’âge de 75 ans. Sociologue, anthropologue et philosophe, il était devenu l’un des auteurs les plus lus et commentés dans le champ de la pensée écologiste. Ses livres récents, notamment Face à Gaïa (2015) et Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ? (2017), ont ouvert la voie à une analyse régénérante de l’anthropocène.

Dans un débat filmé en 2010 au Centre Pompidou, Bruno Latour se présentait comme « un philosophe (…) dramatiquement ignorant de la musique, sinon par alliance ». Il péchait par excès de modestie. La suite de la rencontre, consacrée à l’œuvre de Philippe Leroux, et notamment à Voi(rex) (2003), montre un auditeur d’une grande finesse. Chanteuse, passionnée de musique, sa femme, Chantal Latour, expliquait sur France Musique le 5 juin 2021 « Il a consacré énormément d’efforts pour à la fois partager avec les scientifiques l’évolution des choses ces dernières années et aussi travailler avec des artistes, en disant « Si les artistes ne s’emparent pas de cette question, on ne pourra pas prendre conscience et se rendre assez sensible à cette situation qui est dramatique ». Sans les artistes, on n’y arrivera pas. »

Le programme d’Haizebegi répondait à ce vœu. La journée du 8 octobre devait mêler réflexions et création. Un atelier de fabrication d’instruments recyclés devait être suivi d’une conférence de l’historienne Karsten Lichau et du sociologue Denis Laborde (par ailleurs directeur artistique du festival), d’une table-ronde avec notamment Amandine Saumonneau du réseau Zone Franche, d’un repas festif zéro déchet, de la projection d’un documentaire sur le producteur de musique électronique Molécule, commentée par l’océanographe Laurent Chauvaud, d’une nouvelle table-ronde avec notamment Ruben Parriente du collectif DJs 4 Climate Action, d’un concert de la Réunionnaise Eat My Butterfly et, donc, de ce fameux atelier dirigé par Bruno Latour… Le décès du penseur est venu bouleverser ce passionnant programme. Son invitation à «  multiplier les voix » et à «  faire écouter un son » ne restera pas pour autant lettre morte. En son absence mais en sa mémoire, l’atelier imaginé aura lieu, sous une forme ou une autre, dans le cadre du festival Haizebegi ou ailleurs. Créateurs et penseurs sont en effet obligés de défricher de nouvelles voies ; sans quoi, pour paraphraser Chantal Latour, « sans les philosophes et les artistes, on n’y arrivera pas »…

Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin...
Le site web du festival Haizebegi
Interview de Chantal Latour sur France Musique le 5 juin 2021
Intervention de Bruno Latour au Centre Pompidou en 2010

Commentaires

  1. […] Pour continuer… Du côté des solutions, lire Tout repenser Lire l'article Daniel Bachman joue le blues de l’anthropocène Lire l'article Un monde sans Bruno Latour […]

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