Olivier Beauchet : « Les Inuits se battent sans défaitisme contre le changement climatique »

Le Canada bouillonne, et pas uniquement parce que des dômes de chaleur apparaissent au-dessus de ses villes (la température est montée à 47 degrés à Vancouver en 2021), que ses forêts sont ravagées par de méga-feux ou encore que les événements climatiques extrêmes s’y multiplient (inondations dans le sud de la Colombie-Britannique en 2021, passage de la tempête post-tropicale Fiona en 2022,…). Le Canada – et particulièrement le Québec – bouillonnent également de créativité. Des dizaines d’artistes s’y emparent de la thématique environnementale. Karl Tremblay, le chanteur des Cowboys Fringants, l’un des groupes les plus engagés sur le sujet, s’est éteint en novembre 2023 mais, après celle de Gilles Vigneault et celle de Richard Desjardins, une nouvelle génération prend le relais, autour de Safia Nolin, d’Emile Bilodeau, de Qualité Motel ou de Flore Laurentienne. Olivier Beauchet n’est pas chanteur, il est gériatre et neurologue. Mais il inclut des artistes dans ses projets les plus passionnants, comme la mise en musique des données scientifiques sur la fonte des glaces et le dégel du pergélisol au Nunavik. Il explique pourquoi…

Dans quel cadre s’inscrit ce grand projet ?

Olivier Beauchet : « C’est une activité du laboratoire que je dirige, au centre de recherche de l’Institut de gériatrie, à l’université de Montréal, où on travaille depuis plus de 15 ans sur les effets de l’art sur la santé. Initialement, on s’est focalisé sur les sujets âgés puis, très rapidement après, on a élargi un peu nos activités en se demandant quels étaient les sujets importants auxquels il fallait s’intéresser aujourd’hui. Notre thématique de recherche est basée sur l’émotion positive : générer une émotion positive, à travers l’art et / ou la culture, va améliorer la santé mentale, la santé physique et la santé sociale d’un patient. On a une énorme problématique au Canada : on subit de plein fouet le réchauffement climatique. Depuis 3 ans, on a des méga-feux. Quand on parle de feux aujourd’hui, on parle de millions d’hectares de bois, de forêt, qui brûlent durant l’été ! Ça brûle de partout au Canada, notamment dans les grandes prairies. Le réchauffement climatique est deux fois plus fort au Canada que dans le reste du monde. Plus au nord, en Arctique, c’est trois ou quatre fois plus. Ça perturbe énormément les écosystèmes, autant dans ce qu’on appelle le monde des vivants « non-humains » que chez les humains, ce qui explique en grande partie que l’écoanxiété affecte 70 % des jeunes Canadiens. On a soulevé ce problème. D’un certain côté, ressentir une écoanxiété peut être positif, parce qu’on est conscient de ce qu’il se passe, mais ces jeunes qui souffrent ne sont pas accompagnés. Il faut leur expliquer ce qu’est cette émotion et comment s’appuyer sur cette émotion pour en faire un levier de changement de comportement, pour aller vers plus de résilience. Les messages qui passent aujourd’hui, quand on s’intéresse à l’écologie, sont plutôt négatifs. On vous vend des chiffres, on vous vend un discours moralisateur, voire accusateur, en vous disant « C’est de votre faute ». Je crois qu’il faut travailler à l’envers : émettre une émotion positive à partir de quelque chose qui est liée au réchauffement climatique et à ses conséquences. Après avoir créé cette émotion positive, on explique un peu ce qu’il se passe. Voilà, de manière générique, ce que l’on fait. C’est pour cela qu’on s’intéresse à la sonification : l’art de transformer des données scientifiques en musique. Dans le cas de la Symphonie arctique, on part de la fonte des glaces, du dégel du pergélisol au Nunavik. On a la chance, avec le département de géographie, d’avoir accès à 30 ans de données. On a pu récupérer les données collectées dans un village, Tasiujaq, qui est très au nord du Québec. On a regardé les profils évolutifs, on a interprété ces données, elles ont été transformées en musique pour créer une symphonie qu’on a appelée « Symphonie arctique ». C’est un travail de recherche-création. Il y a eu des données scientifiques et un processus de composition, avec un jeune compositeur, Simon Chioini, puis l’œuvre a été jouée par l’ensemble de musique contemporaine de l’université de Montréal, composé d’étudiants et dirigé par un chef d’orchestre international, qui enseigne à l’université et qui s’appelle Jean-Michaël Lavoie. Avec cette œuvre, l’idée est de toucher les gens. C’est de la musique contemporaine, donc il faut accompagner les spectateurs. Elle a une dimension, quand on l’observe de l’extérieur, un peu chaotique, ce qui est parfait, puisque le réchauffement amène beaucoup de variabilité. On explique aux gens comment cette musique a été créée. L’œuvre peut perturber les gens qui n’ont pas l’habitude des sonorités de la musique contemporaine mais elle les touche. »

Vous avez poursuivi ce projet en vous tournant vers des musiciens inuits…

Olivier Beauchet : « On a deux approches, parce qu’on a la particularité au Québec d’avoir deux grandes cultures : les allochtones et les autochtones. La première partie de la Symphonie arctique s’est faite avec les étudiants, les allochtones, caucasiens, et un jeune compositeur québécois. On s’est ensuite dit « On va faire la même chose, avec la même base de données, mais avec un jeune chanteur inuk, Joey Patridge, et son compositeur, Simon Walls ». Ce chanteur et ce compositeur sont plutôt dans une veine pop-rock. Ils ont créé trois chansons autour de ces données. Chaque chanson raconte une décennie d’évolution du climat. »

La sonification donne parfois des résultats assez froids, assez mécaniques, alors que ces deux projets sont très harmonieux. Comment expliquez-vous cette réussite ?

Olivier Beauchet : « Par l’intervention humaine ! Il y a du traitement scientifique, de l’intelligence artificielle mais aussi de la composition. C’est ça qui crée de l’harmonie. Joey et Simon expliquent bien ce qu’ils voient dans les données. Je les ai entendus dire « Tiens, à partir de telle année, on dépasse le zéro, il y a plus de variabilité, ça dégèle plus fort, ça m’évoque ceci ou cela ». Ils racontent des histoires d’Inuits qui marchent sur la glace. Il y a une dimension d’adaptabilité qui est très forte dans ces chansons. C’était le message qu’on voulait faire passer : la capacité de résilience des Inuits, qui ont une autre appréhension de la nature. Oui, ils se battent contre le changement climatique mais ils ne sont pas défaitistes. Ils trouvent toujours une solution pour mieux vivre ces changements. On entend la même chose chez Simon Chioini, qui a une trentaine d’années et qui m’a dit que ce projet l’avait touché particulièrement, parce que, ces 30 ans de données, représentent son existence. Il a vraiment cherché à personnaliser les chiffres, les variations. Il a cherché à les traduire en mouvements, en sonorités. C’est cette dimension humaine qui fait toute la différence. »

Le projet est-il fini ?

Olivier Beauchet : « Non, le projet continue. On entre dans la troisième phase. On vient d’ailleurs d’en obtenir le financement. On va réunir les deux œuvres en utilisant l’intelligence artificielle puis on va tester la dimension émotionnelle de cette grande symphonie. »

Il est donc trop tôt pour tirer un bilan…

Olivier Beauchet : « Le bilan est déjà positif, en fait. On crée une dynamique. On crée un changement de paradigme dans la manière dont les gens pensent le réchauffement climatique. Simon Walls, dans le film documentaire qu’on a réalisé, dit qu’on a des idées un peu « flyies » (« ils sont complètement allumés à l’université de Montréal »). On crée un décalage. On pense différemment des autres. On a déjà créé des effets positifs. On essaie d’avoir plusieurs supports de diffusion : les œuvres originales, les films documentaires, les débats publics… On permet à un maximum de personnes de comprendre ce qui est en train de se passer. La phase numéro 4 consistera à aller un peu plus loin. On va repartir de la base de données initiales et la soumettre à un grand sculpteur inuk, qui s’appelle Akpaliapik Manasie. Il fait des sculptures à partir de bois flotté, d’os de mammifères marins, notamment de baleines, qu’il trouve sur l’île de Baffin. On va lui demander une œuvre mixte : une sculpture, à laquelle on va associer une musique. On ira dans les villages du Nunavik pour montrer cette œuvre faite par des Inuits et enclencher des débats. On voudrait savoir ce qu’ils en retirent, notamment les adolescents. On exposera l’œuvre dans une grande ville, certainement à Montréal, et on la fera vendre aux enchères. Les bénéfices reviendront à la communauté inuite pour l’aider à traiter la question du réchauffement climatique. On est vraiment dans un processus transversal, très inclusif. On essaie d’avoir une démarche à la fois scientifique et communautaire, de changer les modes de pensée et de créer des liens entre les différentes cultures. »

Photo de têtière : Tagoua (via Pixabay)

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