Pali Meursault et Thomas Tilly : « Les sons des glaciers n’évoquent pas forcément une apocalypse »

Jamais ils n’auront été autant écoutés : les glaciers deviennent, avec les ours polaires, les emblèmes du changement climatique. De nombreux musiciens ou artistes sonores sont déjà allés poser leurs micros sur leurs flancs scintillants. Mais peu sont allés aussi loin que Pali Meursault et Thomas Tilly, qui ont multiplié les rencontres à Grenoble, à l’Alpe d’Huez, aux Deux Alpes, à La Grave et à la Bérarde. De leurs dialogues avec différents spécialistes et des enregistrements qu’ils ont effectués au fond des crevasses, dans les torrents glaciaires ou dans les replis des moraines sont déjà nés deux objets : Radio Glaces, une série radiophonique en 17 épisodes, et Melt*, un disque publié par Fragments Editions. Les deux artistes dévoilent ici les réflexions – sur la vérité du son, sur la dimension romantique de notre écoute de la nature… – que leur a inspirées ce projet.

D’où vous est venue l’envie de consacrer plusieurs semaines à la question des glaciers en compagnie de géomorphologues, de glaciologues et de responsables d’équipements de montagne ? Etiez-vous familiers de cet univers avant d’y poser vos micros ?

Pali Meursault : « C’est moi qui ai été l’initiateur du projet Radio Glaces, dans lequel j’ai invité Thomas à me rejoindre. J’étais familier de ces environnements de haute-montagne, mais le projet était aussi une manière de revenir vivre dans les Alpes après plus de 10 ans passés à Paris. Thomas, lui est plus à l’aise dans la forêt tropicale, mais le fait d’avoir une perception plus « fraîche » du milieu, qui vient compenser certaines habitudes ou certitudes, me semblait une excellente idée. Ça s’est ajouté à une envie de travailler ensemble qui datait de longtemps. On partage certaines esthétiques, certains usage des outils et manières d’aborder le terrain, mais aussi des positionnements plus théoriques et politiques qui sont importants pour nous. Pour Radio Glaces, nous avons passé une dizaine de jours ensemble sur le terrain pour une première phase d’enregistrements, ce qui est bien peu pour aborder un milieu aussi complexe, pour lequel les accès demandent beaucoup de temps et de logistique avant de sortir les micros. L’envie de passer plus de temps sur le terrain a d’ailleurs été l’une des motivations pour Melt*, le projet que nous démarrons actuellement en collaboration avec les glaciologues Lucas Davaze et Antoine Rabatel, et pour lequel nous revenons sur les glaciers avec plus de temps. »

Thomas Tilly : «La prise de son de terrain est une pratique à priori solitaire, assez délicate à partager. Une collaboration de ce type nécessite une vrai compréhension de la pratique de l’autre et de bonnes facultés d’adaptation. Nous nous connaissons depuis longtemps et les intérêts communs mentionnés par Pali ont permis que ces enregistrements de terrain puissent se faire. Pour ce qui est de la collaboration avec la recherche, au-delà de pouvoir rentrer plus avant dans un sujet, c’est aussi une manière de remettre en question notre pratique sur un plan anthropologique, en tout cas de la confronter à une lecture plus « académique » du sujet. Bénéficier de mesures et de données validées scientifiquement pose des bases à partir desquelles nous nous positionnons aussi en tant qu’artistes en évitant certains discours trop simplement engagés. Notre rôle est précisément de ne pas se prendre pour des scientifiques, mais de nous inspirer de la science. Je pense que cette dimension est très claire dans Radio Glaces, dans son alternance de données scientifique et de travaux électroacoustiques. Melt* est le prolongement de tout ça, en faisant un focus sur le comportement du glacier lui-même. »

La question de la fonte des glaciers semble aujourd’hui assez bien documentée. Qu’est-ce qui n’avait pas encore été dit ou plutôt pas encore été entendu ?

Pali Meursault : « Du point de vue du grand public, la fonte des glaciers paraît très documentée aujourd’hui, surtout visuellement, avec des images du type « avant / après », de plus en plus de reportages télé, et cetera. Ce qui fait qu’on en parle beaucoup aujourd’hui, c’est l’accélération exponentielle de la perte depuis les années 2010, et le fait que de plus en plus de glaciers disparaissent définitivement et avec eux la réserve d’eau qu’ils représentent, mais les glaciers se retiraient déjà doucement depuis le début de l’ère industrielle. Le travail de mesure systématique des glaciologues date de l’invention de la discipline autour des années 1940-1950. Pour Radio Glaces, nous avons notamment suivi des scientifiques sur le glacier de Sarenne, dans les Grandes Rousses, qui a été l’un des premiers glaciers mesurés dans les Alpes à partir de 1949. Quand on y était en 2020, ils relevaient les derniers jalons de mesure avant de mettre fin au programme, le glacier ayant aujourd’hui totalement disparu ou presque. Les données scientifiques sont donc assez anciennes et permettent de suivre l’évolution sur un temps relativement long. Depuis quelques années, on a vu une poignée de projets culturels ou de médiations scientifiques sur l’écoute des glaciers, mais c’est relativement nouveau. Il y a quand même des liens dans la pratique qui permettaient d’échanger avec les scientifiques, notamment l’usage des capteurs sismiques accélérométriques pour analyser les mouvements des glaciers. Les glaciologues en tirent des données visuelles, mais ça nous a inspiré puisque ce type de matériel, dont Thomas était d’ailleurs familier depuis longtemps, permet aussi d’enregistrer du son. »

Thomas Tilly : « Tout doit être réécrit et requestionné ! L’idée selon laquelle un son où une typologie de sons aurait été déjà été entendue participe d’une culture de l’archive et de l’utilisation fonctionnelle du bruit. Ce n’est pas notre place. Nos positionnements, perturbés par la relation à la science, ce que le glacier nous impose, ce que nous arrivons à en saisir… voilà un potentiel qui nous intéresse. Cela fera sûrement écho à d’autres travaux, mais portera aussi des singularités. »

Vous avouez dans les notes de pochette de Melt*que les écoulements et les craquements que l’on entend ne signifient pas que les glaciers sont en train de disparaître. Que signifient-ils alors ? Et qu’est-ce que ce décalage entre ce que l’auditeur croit percevoir (une sorte d’apocalypse lente) et ce que vous avez réellement capté vous a appris ?

Pali Meursault : « Pour moi, ces sons n’évoquent pas forcément une apocalypse. Si l’on fait abstraction de ce que l’on sait ou croit savoir de la disparition des glaciers, ce qu’on entend est surtout l’activité du milieu, la vie organique du glacier… Ce qui change aujourd’hui, c’est la masse globale de la glace qui diminue et l’altitude du front glaciaire qui remonte, mais les sons que nous avons enregistrés à 3000 mètres d’altitude en juin auraient pu être entendu il y a 40 ans à 2500 mètres en août. Ce que nos enregistrements donnent à entendre, c’est le fonctionnement des glaciers, qui reste toujours le même en périodes chaudes et froides : accumulation de neige au sommet, déplacement par gravitation jusqu’à des zones plus basses et perte de masse par la fonte sur le front. Il était important de situer les modalités de perception du milieu que les enregistrements permettent : ils produisent une forme de relation particulière au milieu, qui nous semble précieuse, mais ils ne se substituent pas à l’information scientifique et climatique. Les travaux qui utilisent des enregistrements de terrain impliquent toujours à la fois une écoute immédiate, qui est du côté de l’expérience acoustique et de la musique, et une écoute médiate, plus ou moins informée et contextualisée. Mais en réalité, l’expérience d’écoute immédiate est totalement traversée par des savoirs, des codes culturels et des idées parfois préconçues… Les travaux d’écologie sonore et de soundscape nous ont beaucoup laissé croire que le son lui-même pouvait avoir une sorte de vérité essentielle, univoque, mais le fait est que les sons « hi-fi » ou « lo-fi » de Murray Schafer sont complètement déterminés par ce que, culturellement, on associe a priori à la nature ou à l’industrie. Alors, si l’on s’intéresse à des objets écologiques complexes, des problématiques transversales et des milieux d’hybridation entre le naturel et l’anthropique, il s’agit effectivement de prendre au sérieux ce décalage entre les codifications culturelles qui sont déjà dans nos oreilles et la réalité, souvent incomplète, d’un phénomène sonore. Le travail avec les glaciologues, l’apprentissage et la compréhension d’un milieu, la réflexion écologique ou anthropologique sont des manières de travailler l’écoute autant que l’on travaille le son. En tant qu’artistes sonores, il s’agit de considérer que la matière que nous essayons de modeler tient autant à la plasticité électroacoustique du son qu’à la plasticité culturelle et politique de l’écoute. Et, bien sûr, il faut remarquer que ces plasticités n’ont pas la même résistance et la même inertie, et qu’elles se travaillent avec des outils très différents ! »

Thomas Tilly : « Il s’agit d’un fait, et non d’un aveu. On ne peut en vouloir à l’auditeur d’associer systématiquement fonte et disparition, puisque c’est le point d’entrée par lequel la question est médiatiquement abordée, les glaciers étant un exemple criant du désastre climatique. La question que tu poses – celle du gap entre perception et réalité dans ce type des travaux – revient systématiquement dès que le thème abordé échappe au commun des mortels. Que tu parles de glaciers, de forêts tropicales ou de fonds marins, les enregistrements de terrain sont toujours perçus par le prisme d’un certain romantisme, propre au naturalisme moderne. Là où ce romantisme est largement appuyé par de nombreux artistes, il s’agit pour nous de s’en défaire, à commencer par expliquer ce que nous faisons au-delà de tout présupposé. Ce vernis romantique me semble être un facteur limitant dans l’époque où nous vivons, où il s’agit davantage de s’approprier les questions que de les rêver. Il convient donc de questionner aussi bien les esthétiques que les discours qui s’écoulent de ces glaciers. C’est un des points sur lesquels nous nous rejoignons dans cette collaboration. »

Vous avez donné des concerts à partir de ces enregistrements, notamment à Albi en février 2023. Quelle forme prend alors votre prestation ? Est-il possible de jouer du glacier comme on joue du saxophone ?

Thomas Tilly : « Je vais commencer par la deuxième partie de ta question : enregistrer implique d’emblée de considérer la notion de composition. Les enregistrements de terrain, quelles que soient leurs qualités esthétiques ou techniques, possèdent déjà une forme, un caractère, une enveloppe, avec lesquelles nous devons composer au moment du jeu. Nous sommes donc pris par ces formes et passons notre temps à trouver des astuces pour faire avec elles. Dans le cas de Melt*, comme dans nos travaux solo, nous opérons une certaine retenue quant à l’utilisation abusive de traitements électroniques qui nous permettraient de totalement moduler ces enveloppes et de considérer de fait les prises de son comme des pâtes à modeler, permettant de tout obtenir à partir de n’importe quoi. Nous tenons donc à garder, et c’est une forme de contrainte, un lien entre ce que nous a livré le glacier et ce que nous en faisons. L’instrumentiste, lui, a à disposition une grande palette de modulations sans pour autant risquer de “trahir” sa source sonore, et ce dans un temps de réaction qui est celui du cerveau humain. Il a, en revanche, peut-être moins de possibilité de projections du son dans l’espace… Un concert de Melt* est d’abord quelque chose de statique : nous jouons au centre du lieu de représentation, du public et du système de diffusion. Le jeu consiste donc à s’approprier l’espace à partir de ces motifs déjà préétablis, à re-contextualiser nos travaux dans un espace dont le volume n’a plus rien à voir ni avec la montagne, ni avec le glacier, dans un temps qui est celui des matières que nous avons enregistrées. Le concert prend donc la forme d’une écoute stratifiée, qui se développe au fil des écoulements et des ruptures déjà contenues dans les prises de son, et avec lesquelles nous nous chargeons d’improviser. »

Toutes les photos ont été fournies par Pali Meursault et Thomas Tilly
Pour aller plus loin...
Le site web de Radio Glaces
La page Bandcamp de Melt*

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