Enregistrer un paysage sonore peut-il être considéré comme une forme d’extractivisme ? La réponse n’est apparemment pas la même en France et en Australie, surtout lorsqu’on se penche sur les travaux que réalise Philip Samartzis avec des aborigènes. Sur ces terres où les blessures coloniales sont encore vives, des centaines d’heures d’enregistrements de terrain ont été collectées et constituent désormais des archives sonores dénommées « Kulininpalaju ». Ce sont des artistes du peuple martu qui, avec l’aide de Philip Samartzis et d’Annika Moses, ont capté ces sons qu’ils diffusent notamment pour enrichir leurs expositions picturales. Avec d’infinies précautions, l’artiste sonore australien décrit sa collaboration avec les communautés autochtones et nous pousse à réfléchir à nos propres pratiques…
Depuis combien de temps travaillez-vous sur ce projet avec des artistes aborigènes ? Et où exactement ces enregistrements ont-ils eu lieu ?
Philip Samartzis : « Le projet a débuté en 2021 pendant la pandémie de COVID : l’association Tura m’a contacté et m’a demandé si j’étais disponible pour travailler dans le Pilbara. Tura est une organisation artistique basée à Perth, engagée aux côtés des communautés autochtones isolées d’Australie occidentale et du Territoire du Nord depuis plus de vingt ans. J’avais travaillé avec Tura sur un projet précédent impliquant les communautés autochtones du Kimberley : j’avais enregistré les sons de leur territoire et mis en lumière l’impact du changement climatique, ainsi que des dissonances sociales. Pour le projet Kulininpalaju, ma collègue Annika Moses et moi avons passé trois fois un mois, sur une période de trois ans, à travailler aux côtés d’artistes autochtones. Il s’agissait de les former à l’enregistrement sonore et à la composition, de les encadrer aussi, pour les aider à intégrer les sons de leur territoire dans leur pratique de la peinture. Les artistes décrivent ce processus comme une « peinture avec le son ». Les enregistrements ont été réalisés dans les terres natales Martu, situées dans une région reculée de l’Australie occidentale. Ces terres ancestrales comprennent une grande partie des déserts Great Sandy, Little Sandy et Gibson, ainsi que le parc national de Karlamilyi. Le Pilbara est unique en son genre, car il comprend l’un des plus anciens blocs de croûte continentale de la Terre, datant de plus de trois milliards d’années, et est le centre d’une activité minière majeure, notamment la mine de Mount Whaleback, la plus grande mine de fer à ciel ouvert au monde. »
Parlez-nous de ces artistes…
Philip Samartzis : « La communauté martue est le dernier peuple aborigène à avoir eu des contacts avec les colons blancs. C’était en 1964, à une époque où l’Australie participait à des essais de missiles, pendant la guerre froide. Le site de test comprenait le Great Sandy Desert, où les Martu vivaient sans être dérangés depuis 40 000 ans. Des rangers ont été envoyés dans la région pour savoir si des personnes y vivaient, car elles étaient potentiellement menacées par les débris des missiles. Cela a déclenché un processus d’assimilation qui a éloigné les Martus de leurs terres natales et les a installés dans des missions où ils ont été maltraités et séparés de leur communauté. Les enregistrements auxquels j’ai participé ont été réalisés avec et par les communautés de Parnngurr, Punmu et Kunawarritji. 29 artistes martus ont contribué aux archives de Kuininpalaju par leurs enregistrements de ces territoires. Les artistes vivent entre Newman, où se trouve le East Pilbara Art Centre et où se trouve Martumili Arts, qui soutient la production et la présentation d’œuvres d’art et d’expositions, et le lieu d’origine des Martus, dans le Great Sandy Desert, à environ 12 heures à l’est de Newman. Les enregistrements ont été réalisés par des personnes de tous âges, notamment des garçons et des filles, des hommes et des femmes, ainsi que par des anciens. L’intérêt de travailler de façon créative avec la technologie sonore, c’est qu’elle révèle les nuances et la complexité de l’environnement, à travers le microphone, l’enregistreur et le casque. Comme de nombreux peuples autochtones se sont éloignés de leur sens ancestral de l’audition, le microphone offre un moyen d’écouter attentivement un lieu d’une manière qui a été perdue pour beaucoup. »
Concrètement, à quoi serviront les enregistrements rassemblés dans les archives sonores de Kulininpalaju ?
Philip Samartzis : « « Kulininpalaju » est un terme martu qui signifie « écoute collective » ou « écoute commune ». Le terme résume les valeurs fondamentales du projet et sa part d’innovation. Diverses pratiques culturelles et créatives convergent pour réunir des modes de connaissances traditionnels et contemporains. Les archives sonores de Kulininpalaju fourniront le matériel source pour la création de nouvelles compositions sonores immersives. Elles permettront la conception et la mise en œuvre d’un système d’archives sonores en ligne, pensé pour les personnes absentes du pays. Le premier résultat est Kujungka, qui signifie « tous se rassemblent en un seul », une exposition-bilan organisée au East Pilbara Art Centre pour lancer la Semaine de réconciliation NAIDOC 2024, afin de célébrer l’esprit de coopération et de solidarité. L’exposition présente une grande collection de peintures d’artistes émergents et confirmés, soulignée par un paysage sonore multicanal de 90 minutes composé à partir des sons de Kulininpalaju. Le paysage sonore évoque généralement les lieux et les thèmes des peintures, de sorte que lorsque vous regardez une œuvre, vous entendez l’environnement qu’elle représente ou dans lequel la peinture a été réalisée. Kujungka incarne la pollinisation croisée fructueuse de diverses pratiques créatives, autant que le mode de vie quotidien des Martu. Cette exposition imaginative offre également au public l’occasion de découvrir des lieux reculés et remarquables, ainsi que des communautés, à travers différentes formes esthétiques et des rencontres immersives et affectives. Grâce à des initiatives telles que celle-ci, le projet permet un dialogue entre les communautés, en promouvant la la culture martue et en favorisant la compréhension partagée. »
Vous avez dû demander l’autorisation de la communauté martu pour partager ses paysages sonores. Finalement, à qui appartient un paysage sonore ?
Philip Samartzis : « Le projet Kulininpalaju, comme tout résultat tiré des archives, est la propriété de la communauté martue. Historiquement, il y a eu un processus d’extraction : des artistes et des chercheurs ont tiré profit des peuples autochtones et de leurs traditions, coutumes et rituels, ils ont personnellement bénéficié de la culture et des systèmes de connaissances autochtones sans compenser ou reconnaître dûment la communauté. Mon rôle, avec Annika, était de travailler en collaboration avec la communauté martue, afin de préserver sa culture et son identité. Grâce au développement créatif sur le terrain, nous avons contribué à perfectionner une méthodologie solide pour la collaboration interculturelle, une méthodologie dirigée par les Martus. Dans l’ensemble, Kulininpalaju est un bel exemple de leadership autochtone : le projet promeut des partenariats respectueux et inclusifs, en préservant le patrimoine culturel et en encourageant le dialogue et la compréhension interculturels. Faire entendre les nombreux sons du pays martu est un moyen de mettre en évidence les dynamiques, les interactions sociales et environnementales complexes à l’œuvre dans la production de nouveaux récits. Les artistes sonores jouent un rôle de plus en plus essentiel dans l’observation et l’enregistrement de la tension entre le climat, le paysage, la technologie et l’action humaine, pour démontrer l’interdépendance des choses. »
Photos fournies par Philip Samartzis
Pour aller plus loin...
Ecouter l'un des paysages sonores collectés