En 2025, l'équipe de 4'33 Magazine a collaboré avec des étudiantes et des étudiants de l'Université Paris VIII, dans le cadre du cours de Makis Solomos sur la dimension écologique de certaines pratiques musicales. Plusieurs étudiantes et étudiants ont souhaité écrire un article. Nous publions ici celui de Nihal Ramachandani.
Audio-naturaliste, compositeur et explorateur sonore, Douglas Quin parcourt les paysages sonores de la planète depuis plus de trente ans. Entre immersion sensorielle, « deep listening » et engagement écologique, il explore la relation entre corps, lieu et vivant : « C’est une manière de me sentir ancré et pleinement présent. Je le considère comme une forme de méditation en mouvement ».
Comment vos premières expériences ont-elles éveillé votre curiosité pour le son et l’écoute ? Y a-t-il eu des influences importantes qui vous ont orienté dans cette direction ?
Douglas Quin : « Mon père était diplomate, donc j’ai eu à la fois le privilège et l’inconvénient de beaucoup déménager pendant mon enfance. Ma première expérience à l’étranger a été à Alger, pendant la guerre, à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Ensuite, nous avons vécu en Suède, au Canada, en Islande, puis en Écosse. Écouter était essentiel pour comprendre les langues et s’intégrer, car quand on bouge beaucoup, on est toujours un peu un outsider. À Gordonstoun School, en Écosse, les activités en plein air occupent une place centrale dans le programme éducatif. J’y ai développé une sensibilité naturaliste et des capacités d’observation (apprendre à faire attention, comprendre les dynamiques des habitats, acquérir des compétences en camping et en alpinisme…). Cela a vraiment nourri mon lien avec le travail de terrain. Plus tard, à Oberlin College dans l’Ohio, j’ai suivi un cours de musique électronique sur les conseils de mon conseiller pédagogique. C’est là que j’ai découvert John Cage, Pierre Schaeffer et Karlheinz Stockhausen et que j’ai commencé à établir des liens avec Murray Schafer et tout le mouvement de l’écologie sonore. Même si j’ai terminé mes études avec un diplôme en arts plastiques, ce qui est resté au cœur de ma vie, c’est la musique électroacoustique et l’enregistrement de terrain. »
Comment comprenez-vous l’écoute dans votre vie et votre travail ? Pauline Oliveros me vient à l’esprit : ses idées vous ont-elles influencé ? Que signifie pour vous la « deep listening » ?
Douglas Quin : « J’ai assez bien connu Pauline, elle a eu une influence profonde sur moi, autant par sa pédagogie que par sa musique et sa façon d’être dans le monde. Je pense qu’elle a inspiré beaucoup d’entre nous, en plus de Murray Schafer. Je me sens très lié à cette sensibilité, mais il y a aussi des aspects personnels qui m’ont fait comprendre que l’écoute, pour moi, est à la fois une discipline, une pratique et une source de plaisir. Je ne suis pas timide, mais je suis assez introverti, donc j’ai besoin de beaucoup de temps seul. L’une des meilleures choses à faire en solitaire est une promenade en forêt. Je vois la « deep listening » telle que Pauline la décrivait : comme une immersion sensorielle dans le monde qui nous entoure. L’écoute engage tout votre corps, pas seulement vos oreilles. Votre corps entier absorbe le son en permanence et le son anime aussi les autres sens. La vision devient un peu plus nette. Les couleurs deviennent un peu plus vives. Pour moi, il y a un lien fort avec la nature. Oui, on peut écouter partout, mais je cherche des occasions basées sur ma personnalité et ma fascination pour le monde naturel. C’est une manière de me sentir ancré et pleinement présent. Je considère cela comme une forme de méditation en mouvement. »
Comment pensez-vous le lien entre l’écoute et l’écologie, non seulement avec l’environnement, mais aussi avec notre expérience de l’espace, des lieux et de notre place parmi eux ?
Douglas Quin : « Si l’on remonte à la racine du mot écologie, c’est le mot grec oikos, qui signifie « maison ». La maison peut être aussi le corps. Ce lien kinesthésique avec l’espace commence par notre propre corps. C’est une première couche – car je vois tout cela comme multicouches –, mais je la considère comme la base : l’oikos, la maison corporelle. Il y a une citation de R. Murray Schafer que j’utilise tout le temps en cours : « Nous sommes toujours à la limite de l’espace visuel en regardant vers l’intérieur avec l’œil, mais au centre de l’espace acoustique en écoutant vers l’extérieur avec l’oreille ». Ainsi, notre point de vue – ou plutôt notre point d’écoute – commence par cette question : Où sommes-nous ? Sommes-nous à l’intérieur ? À l’extérieur ? Notre perception physique et psychologique de l’espace est très élastique, allant de l’espace confiné à l’espace ouvert. La manière dont nous percevons cette échelle fait partie de notre compréhension plus profonde de l’écologie. La plupart des gens pensent que l’écologie se limite à l’environnement, sans percevoir toute la nuance – les couches de réflexion et d’expérience sensorielle qui y sont liées. Une couche concerne ce déplacement physique entre les espaces construits par l’humain et ce que nous considérons comme le monde naturel, auquel nous appartenons. Mais il existe aussi une écologie de l’esprit, façonnée plus largement par la culture. »
Comment vous préparez-vous au travail de terrain, et quel type de relation développez-vous avec un lieu au fil du temps ? Comment l’immersion influence-t-elle votre écoute ?
Douglas Quin : « Une grande partie de mon travail préparatoire est guidée par la question suivante : pourquoi est-ce que je vais dans cet endroit ? Parfois, si on m’engage pour enregistrer des sons pour un film, une exposition ou un projet commercial, le client a une attente spécifique. Quoi qu’il arrive, je fais toujours mes recherches pour savoir ce qui est actif. Quand, où ? Quelles sont les conditions ? Quels obstacles faut-il prévoir ? Si j’ai le temps et le privilège de passer des semaines ou des mois sur le terrain, j’y vais avec un esprit beaucoup plus ouvert. J’apprécie ces expériences car, pour revenir à Pauline Oliveros, la « deep listening » est quelque chose que l’on ne peut pas activer ou désactiver à volonté. Pour s’immerger véritablement, il est nécessaire de connaître cet environnement à un niveau kinesthésique. Il y a quelque chose d’essentiel dans l’engagement à long terme, dans le fait de vraiment s’ancrer dans un lieu et de rencontrer les gens. Les meilleurs conseils viennent souvent des fermiers et des chasseurs – ceux qui font attention. La sagesse ne se trouve pas que dans les livres scientifiques. Elle passe par les rencontres humaines. Quand on reste longtemps, on laisse tomber les attentes, on suit le rythme du lieu, on laisse les choses venir. On ouvre ses oreilles, et le corps se détend. Ce genre d’immersion permet de se réaccorder physiquement et de percevoir autrement, ce qui serait impossible en restant seulement quelques jours. »
Comment envisagez-vous la composition à partir de sons environnementaux ? Le processus commence-t-il sur le terrain ou en studio ?
Douglas Quin : « On pense souvent que le travail de terrain sert seulement à collecter des données, et que la composition se fait ensuite en studio. Pour moi, le processus de composition commence très tôt. Chaque décision que je prends – où enregistrer, comment lire le paysage ou le paysage sonore – est déjà une partie du travail. Parfois, on entend une caractéristique géologique qu’on ne voit pas, comme une vallée cachée derrière une forêt dense. Accorder son oreille aux particularités d’un lieu, c’est comme choisir un instrument dans une composition orchestrale. Si je suis là avec une intention musicale plutôt que documentaire, les deux sont complémentaires : le travail de terrain est une pratique de composition. Cela se concrétise ensuite par la création d’un enregistrement, d’une émission ou d’une installation sonore. Beaucoup font une distinction entre les deux, mais pour moi, ils ont toujours été liés. »
Comment l’émotion guide-t-elle votre travail du son ? Êtes-vous aussi à l’écoute émotionnelle sur le terrain ?
Douglas Quin : « À certains niveaux, la musique est à la fois intellectuelle et émotionnelle, et ces deux dimensions ne s’excluent pas. Il y a clairement une dimension affective et une intention dans ce que je fais, mais je laisse aussi la porte ouverte. On propose une œuvre avec une intention, mais ce que les gens en retirent dépend aussi d’eux. Il y a une citation d’Edward O. Wilson que j’aime beaucoup, sur l’importance de la biophilie, cette attirance naturelle vers les autres formes de vie. Il disait : « […] dans la mesure où nous en venons à comprendre les autres organismes, nous accorderons plus de valeur à eux et à nous-mêmes ». Si une expérience sensorielle vous touche, l’envie de comprendre suit naturellement. Et si écouter les phoques de Weddell ouvre une porte vers l’empathie, c’est précieux. Les gens n’ont pas besoin de pleurer, mais j’espère que cela approfondira un sentiment de connexion. Une partie de la crise culturelle que nous traversons vient du fait que beaucoup se sentent déconnectés du monde qui les entoure. Si mon travail peut offrir un fil d’écoute vers le monde vivant, alors peut-être qu’une personne se dira : « Je vais aller me promener et écouter ». Il s’agit d’être présent. »
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin...
Le site web du département musique de l'université
Le site web de Douglas Quin