« Il y a ce que tu crois, il y a ce que tu crains et il y a ce qu’il y a » chuchote Anne Versailles sur sa nouvelle œuvre, Sarek Jietna. Anne est en effet autant poétesse (« géopoète » préfère-t-elle dire) que créatrice sonore. Ornithologue spécialiste du Vanneau huppé, documentariste, autrice d’un roman poétique, Viola, la Bruxelloise est aussi une inlassable marcheuse. Elle est allée arpenter à plusieurs reprises le nord de la Suède et en a ramené Sarek Jietna, une œuvre sonore délicieusement inclassable, dans laquelle l’auditeur s’enfonce comme dans de la neige fraîche. En suivant les traces d’Anne dans le « grand dehors », il se retrouve vite confronté à ses croyances, à ses craintes et à ce qu’il y a au-delà…
Qu’êtes-vous allée chercher en Laponie ?
Anne Versailles : « Il faut plutôt demander ce que je suis partie y chercher avec mes micros. Le Sarek est une des dernières zones sauvages d’Europe. Cette zone montagneuse est parcourue par les Samis (les Lapons) qui y élèvent leurs rennes. En été, il est très difficile de s’y enfoncer. Les torrents sont trop impétueux et les tourbières trop vastes, aucune infrastructure ne permet de les traverser. Sous la neige, par contre, quand tout est gelé, l’accès est plus aisé. C’est un paysage grandiose, sublime même. De vastes vallées en U et enneigées. Un paysage doux et fort à la fois. Mais je ne me suis jamais sentie accueillie par lui. L’immensité est telle que j’y perds pied. Rien ne m’entoure, tout bouscule.
En avril 2019, j’y suis retournée avec mon matériel de field recording et je me suis mise à écouter le paysage, plus qu’à le regarder. Et c’est en l’écoutant, en enregistrant son souffle, la neige qui gratte, chuinte, crépite, craque et frotte, la glace qui roule, crisse et tinte, c’est dans cette écoute que j’ai senti que je pouvais rentrer en dialogue avec lui.
Cette semaine d’avril 2019 où j’étais là-haut a été exceptionnelle. Il faisait froid mais sans un gramme de vent, donc le silence. Un silence comme jamais encore je ne l’avais entendu. Un silence qui m’a permis de me couler dans le paysage, sans avoir à l’affronter, de dialoguer avec lui, d’être à son écoute. Et dans ce silence, il y avait un son, un son très grave, une sorte de bourdonnement continu, le jour, la nuit, au loin. Trop faible et trop grave toutefois pour que je puisse le capter avec mes micros. Mais bien présent. Rentrée de ce voyage, j’ai cherché ce que pouvait être ce son. J’ai découvert l’existence du « Hum », le vrombissement de la terre. Un son que certains entendent, par moments, en certains endroits. Une énigme pour les scientifiques. Il est difficile à enregistrer car les micros ne captent généralement pas les fréquences si basses. Différentes hypothèses circulent, certaines farfelues. Depuis peu, grâce aux travaux de trois chercheurs français, on semble attribuer le Hum aux vagues dites infragravitaires, des vagues d’une telle ampleur que leur impact sur le plateau continental ébranle la Terre et provoque une vibration audible.
Ce son-là a été le point de départ de cette pièce, Sarek Jietna, ce qu’il y a là à entendre. Peu importe s’il s’agissait du chant de la Terre (sa plainte ?) ou d’autre chose, ce son avait cette couleur du mystère qui le rend précieux, en particulier en ce moment où l’on sent que notre monde se délite… Sentir la Terre sous mes pieds, fidèle, et l’entendre me chuchoter à l’oreille, m’a permis d’entrer dans cette wilderness, de retrouver cet ancrage naturel que nous avons perdu dans notre société de plus en plus hors sol. »
Quelle forme ont pris les enregistrements de terrain que vous avez ramenés ?
Anne Versailles : « Après 2019, j’y suis retournée en 2020, juste avant le confinement. Il faut imaginer les conditions de tournage… Je suis là en expédition arctique, pour une dizaine de jours à travers le haut-plateau, en ski de randonnée nordique et sous tente. Avec un sac à dos, voire une pulka, déjà lourds de l’équipement « expédition ». D’année en année, j’optimise donc mon matériel de field recording. Mes prises de son ont un caractère expérimental, pas académique du tout. Je joue avec la neige ou la glace pour la faire crisser, craquer, chuinter, tinter. Je cherche des textures sonores différentes. J’ai aussi clippé des micros sur mes guêtres pour enregistrer ma progression à ski. Cela donne une prise du genre binaurale mais avec une tête à hauteur de mollets ! Du peu de vie qu’il y a là-haut, j’ai pu capter le grand corbeau et le lagopède. Et notre vie sous tente également.
Mon intention n’était pas de relater fidèlement le paysage entendu. Mais plutôt de composer celui que j’ai personnellement vécu, éprouvé avec mon corps dans la traversée de cette wilderness confrontante. Raconter comment elle m’a transformée, comment écouter le paysage m’a amenée à m’y glisser plutôt qu’à m’y confronter. Aussi ai-je résolument sculpté, à la manière acousmatique, les sons captés. J’ai d’ailleurs bénéficié d’une bourse de création des Phonurgia awards et été accueillie au sein des studio du GRM (Groupe de Recherche Musicale) à Paris pour y travailler. Géopoète avant d’être compositrice, j’ai également tissé ces sons avec ceux des mots qui emmènent tous les deux l’auditeur dans ce voyage qui peut sembler initiatique. »
La notion de « field recording » semble être à la mode mais, à votre connaissance, les œuvres issues de cette pratique reçoivent-elles l’accueil qu’elles méritent ? Les structures de diffusion s’adaptent-elles à ce genre difficile à saisir ?
Anne Versailles : « Ah la diffusion… Pas facile. Cette pièce sera diffusée par plusieurs radio associatives en Belgique francophone. Mais elle n’est vraiment pas conçue pour être écoutée depuis une petite radio mono placée sur le frigo de la cuisine ou écoutée en voiture. Il faut les conditions du concert, comme celles offertes par une séance d’écoute, telle celle organisée pour sa sortie par l’ACSR (Atelier de Création Sonore et Rédiophonique) et la Maison Poème à Bruxelles. Ou celle d’une écoute au calme, chez soi, dans un bon fauteuil, avec un bon casque ou de bonnes enceintes. La pièce est d’ailleurs disponible en ligne sur www.radiola.be. Je diffuse en fait très peu mon travail via la radio. Je cherche toujours d’autres moyens : séance d’écoute, promenade sonore, sieste sonore … »
Entend-on dans Sarek Jietna le son d’un monde qui change ?
Anne Versailles : « Pas vraiment. Mais nous sommes de plus en plus urbains et vivons des vies hors sol, déconnectés de ce qui fait notre ancrage. Or, la confrontation au terrain, au dehors, à la wilderness, me semble nécessaire pour penser. C’est là que se trouve la matrice de la conception de nos idées. Et, en même temps, les crises sociétales qui se suivent, nous rendent peureux. Bouger fait peur ; certains souffrent même du syndrome de la cabane, de la peur d’être exposé. Alors j’ai voulu composer une œuvre qui parlerait de cette peur de sortir, de s’exposer à des forces qui nous dépassent pour rentrer plus profondément en soi, chercher ses propres forces, s’ouvrir, redevenir présente au monde. Et pour paraphraser Barry Lopez dans Rêves arctiques, « Je crois qu’au cœur de cette histoire repose une simple et durable certitude : il est possible de vivre avec sagesse sur la terre, et d’y vivre bien. Il est loisible d’imaginer que, si nous considérons (moi je dis « écoutons ») avec respect tout ce que porte la terre, nous nous débarrasserons de l’ignorance qui nous paralyse ». Et je suis convaincue que cette écoute peut commencer sur le pas de notre porte, dans nos jardins, au fil de nos sentiers, le long de nos rivières. »
Photo de têtière : François Mauger Photos d'Anne Versailles : Geoffroy
Pour aller plus loin... Le site web d'Anne Versailles Le site web sur lequel on peut entendre Sarek Jietna