Fernand Deroussen : « Il faudrait un autre langage pour décrire les sons de la nature »

Fernand Deroussen ne ralentit jamais. On l’interroge sur la plus récente des publications de son site web, un superbe enregistrement des paysages sonores de La Réunion, d’une durée d’une heure et demi, et, le temps de retranscrire l’entretien, il a déjà fait paraître la suite, un montage d’une heure dédié au Rougegorge familier (Erithacus rubecula). Le plus célèbre des audionaturalistes de France, co-fondateur de la sonothèque du Muséum national d’histoire naturelle, détaille ici ses multiples activités, entre expéditions lointaines et expositions parisiennes

Vous avez passé cet été trois semaines à La Réunion…

Fernand Deroussen : « J’étais avec des chercheurs de l’INRA, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, notamment Christophe Thébaud. Ils sont en train de travailler sur le Zostérops, un petit oiseau à lunettes. Comme ils devaient faire des collectes sonores dans différents points, j’en ai profité pour suivre leur cheminement. J’ai aussi tiré profit de leurs connaissances, puisqu’ils y vont tous les ans pour faire ces collectes sonores à caractère scientifique. J’ai pu enregistrer différents milieux naturels, à différentes altitudes. Je n’ai pas eu de chance, le volcan n’était pas très actif. Mais c’était principalement la biodiversité qui m’intéressait, et notamment la belle forêt qui couvre une grande partie de l’île. »

Qu’avez-vous pensé des paysages sonores de l’île ? Est-il encore possible d’y échapper aux traces de l’activité humaine ?

Fernand Deroussen : « Le gros problème, c’est avant tout les hélicoptères qui viennent survoler le volcan. A partir de 9 ou 10 heures du matin, c’est un défilé permanent pour les touristes fortunés. Sinon, j’ai été très très très surpris par les levers du jour. Il n’a que quinze ou vingt espèces chanteuses sur l’île mais il y a une abondance d’individus, ce qui fait qu’il y a des concerts, des chorus, des symphonies du vivant magnifiques au lever du jour. Par contre, il faut se lever tôt, vers 4h30, et ça ne dure pas longtemps (20 minutes grand maximum). Les oiseaux se manifestent, ils sont heureux de sortir de cette longue nuit, c’est formidable. Je pense avoir retranscrit ce chorus de façon correcte, parce que Christophe Thébaud, qui y va souvent, d’autres chercheurs et les responsables du Parc National ont envoyé des mails pour me remercier. »

Vous assemblez vos enregistrements dans ce que vous appelez des « Carnets sonores », que vous avez récemment choisi de mettre gratuitement à la disposition du public sur votre site. Qu’est-ce qui vous guide quand vous réalisez ces montages ?

Fernand Deroussen : « L’idée du « Carnet sonore de la nature », c’est d’avoir une espèce d’instantané de ce qu’il se passe quand on voyage dans un lieu. Souvent, je ne sais pas trop ce que je vais trouver. En ce moment, je prépare une expédition en Thaïlande. Je vais aller dans trois grands parcs nationaux où je sais qu’il y a des gibbons et tout un tas d’oiseaux. Je sais que je vais y être à peu près protégé de la pollution sonore et de l’activité humaine. Mais, après, c’est la découverte du terrain, qui se fait jour après jour, surtout le matin et le soir (le soir peut être très intéressant pour les amphibiens et les insectes). Je voyage dans les sons de la nature et je veux conserver cet aspect-là dans les Carnets. En moi, il y a l’audionaturaliste, qui va chercher la matière sonore à l’état pur, qui ne la transforme pas en autre chose, et il y a le voyageur, qui aime découvrir de nouveaux paysages. »

Il y a une troisième personne en vous : le compositeur ! Ce qu’on entend dans vos Carnets, c’est un travail de montage…

Fernand Deroussen : « Oui, tout à fait, mais le travail de compositeur porte plus sur les pièces sonores qu’on me demande pour la muséographie, pour des conférences, pour des performances… Là, je dois résumer un sujet en très peu de temps. Pour les Carnets sonores, je ne suis qu’un monteur. Je prends les pistes les unes derrière les autres, je sélectionne les plus beaux moments et j’essaie de trouver un lien entre chacun. »

Les Parisiens peuvent entendre votre travail à deux endroits, en ce moment. D’abord au Maif Social Club…

Fernand Deroussen : « C’est une exposition sur la forêt : « Le chant des forêts ». J’ai d’abord été chargé de sonoriser une grande photo de 4 mètres sur 2, prise par Thierry Cohen dans la forêt de Białowieża en Pologne. Il s’est avéré que, quand ils ont entendu l’ambiance sonore de 30 minutes que je proposais, ils se sont dit « Elle va sonoriser toute l’exposition ». On baigne donc dans un son de forêt cathédrale… »

On peut aussi entendre certains de vos enregistrements à l’exposition « Musicanimale »…

Fernand Deroussen : « On m’a fait parvenir une liste d’enregistrements à fournir pour l’exposition. J’ai été très surpris en allant à l’exposition d’entendre le cerf bramer de temps en temps (c’est l’un des enregistrements que j’ai fournis), d’entendre les loups hurler (pareil), d’entendre un rossignol chanter à la fin de l’exposition (pareil)… Antonio Fischetti présente aussi un petit film dans lequel on entend nombre de mes enregistrements. Tout cela, je ne le savais pas au départ. Par contre, j’ai reçu une demande spécifique : préparer un module sur la nuit, trois ambiances de nuit de 5 minutes chacune, une au Kenya, une en Guyane et une en France. Je crois que c’est le seul endroit où il n’y a que des sons de la nature. Ailleurs, tout a un lien avec la musique. Là, l’auditeur qui entre dans cet espace est enveloppé de sons de la nuit, les sons de la nature deviennent une musique en soi. »

Quel est votre avis sur ce débat qui divise : certains animaux sont-ils des musiciens ?

Fernand Deroussen : « C’est un long débat… J’aime rappeler que la musique est composée, jouée et écoutée par l’homme et pour l’homme. Elle a entre 40 et 100 000 ans d’existence. Les sons de la nature sont le fruit de 250 millions d’années d’évolution. Ils sont le langage de toutes les espèces animales de la planète, de toutes les autres en tout cas, de celles qui ne sont pas humaines. C’est donc autre chose. On n’est pas du tout dans le même registre. On est plus dans la communication, dans le langage… C’est une évidence : il y a beaucoup de beauté dans les sons de la nature mais c’est une beauté d’une autre sorte. L’humain se referme tellement sur lui qu’il n’utilise plus que des mots liés à la musique pour décrire les sons de la nature. Il faudrait un autre langage pour les décrire. Même moi, quand je parle de la « grande symphonie du vivant », j’utilise un terme musical. Biologiquement, l’humain est fait pour être réceptif à certaines fréquences, à certains rythmes, à certains timbres, que notre cerveau analyse comme agréables. Il est tout à fait normal que, dans toutes les strates sonores des paysages (chaque animal ayant la sienne), il y ait de très belles choses à écouter. La sensation peut être la même que lorsqu’on écoute de la musique. Ecouter le son des vagues assis sur le sable peut procurer les mêmes sensations qu’une symphonie de Schubert. Ce sont deux mondes différents mais l’émotion peut être la même… »

La présence de vos enregistrements à la Philharmonie signifie-t-elle que l’audionaturalisme est désormais reconnu en France ?

Fernand Deroussen : « Oui et non… Les Anglais, par exemple, ont une sensibilité bien supérieure à la nôtre à la protection de la nature. Ils ont une association audionaturaliste de 150 membres. Ce n’est pas non plus énorme. Non, je crois que c’est dans le fond même de l’humain de s’intéresser aux choses humaines, à l’exploitation de la matière qui est autour de lui pour son propre intérêt. La forme brute du son de la nature intéresse peu le grand public, alors que sa version transformée, quand on utilise la nature pour élaborer des compositions ou proposer des performances, a un autre attrait. Ça devient de l’art à part entière, alors que, quand le public écoute les sons de la nature, il en reste à des questions sur ce qu’il entend : « De quel animal s’agit-il ? ». Après, il y a quand même un grand mouvement actuellement. Depuis la pandémie de Covid, les gens ont envie d’aller écouter la nature. Il y a également un mouvement autour du field recording, qui utilise la matière sonore. Une sensibilité nouvelle est en train de voir le jour. Mais, mon expérience avec divers médias – notamment avec France Télévision, qui, l’année dernière, produisait « Pur, que dit la nature ? » – montre qu’écouter les sons de la nature tels qu’ils sont paraît trop long pour le public. On n’a pas le temps, on n’a plus le temps. Et, pourtant, on en a les moyens… »

Vous allez également vous produire à la Philharmonie aux côtés de l’Orchestre Pasdeloup le 20 novembre ? Je n’ai pas trouvé votre nom sur le site web…

Fernand Deroussen : « Je n’apparais même pas pour les sons de la nature dans l’exposition « Musicanimale », ou en tous petits caractères… Avec l’Orchestre Pasdeloup, on n’a fini qu’hier la sélection de sons. Ils sont en train de faire le programme. Il a fallu trouver les pièces sonores qui correspondaient au concert. La musique sera prépondérante, il n’y aura en tout que 10 ou 15 minutes de sons de la nature. Ils seront diffusés entre les compositions. Seul Le coq sera diffusé pendant l’interprétation. Cette idée d’interlude a été un parti pris dès le départ. C’est la deuxième fois que je collabore avec l’Orchestre Pasdeloup et, dès la première fois, je sentais une petite gêne de la part des musiciens. Ils se disaient que les sons de la nature viendraient couvrir leur travail. Moi, de mon côté, je me disais qu’on n’allait entendre que la musique. Dans la discussion, spontanément, on s’est dit qu’il ne faudrait pas qu’on se gêne trop. Il faut donc que les sons de la nature soient un lien entre les pièces musicales. Il ne faut pas tout mélanger parce que ce sont en fait deux choses différentes. Ces deux mondes différents se côtoient. D’autres compositeurs sont dans d’autres démarches. Bernard Fort, par exemple, mélange sons de la nature et musique. Mais c’est une autre approche. Lui a une formation musicale, contrairement à moi qui ai une formation naturaliste. Je sais reconnaître une bonne composition mais je ne saurais pas la jouer. C’est toute la différence… »

Photo de têtière : Cénel Fréchet-Mauger
Autres photos fournies par Fernand Deroussen
Pour aller plus loin...
Le site web de Fernand Deroussen
Le site web du Maif Social Club

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