Leïla Martial et Rémi Leclerc à la rencontre des Pygmées Aka

Dès les premières secondes du disque, une voix flûtée égraine de lumineuses syllabes. Une seconde la rejoint, un ton au-dessus, enchaînant des variations hypnotiques. Puis des sifflets entrent dans la danse… La chanteuse de jazz nomade Leïla Martial et le chanteur et percussionniste corporel Rémi Leclerc sont allés à la rencontre des pygmées Aka, un peuple qui, il y a peu, vivait encore en autarcie dans les grandes forêts équatoriales du centre de l’Afrique, cueillant, chassant et fabriquant tout ce dont il avait besoin à partir des végétaux collectés. Après un voyage au Congo, des résidences artistiques et une trentaine de concerts spectaculaires, le moment est venu de demander comment tout cela a commencé à celui qui, le premier, a eu l’intuition d’une connexion possible.

Combien de temps vous a-t-il fallu pour mettre ce projet en place ? J’imagine qu’on ne collabore pas avec des pygmées Aka comme on collabore avec des jazzmen new-yorkais ?

Rémi Leclerc : « C’est vrai en apparence mais ça a tout de même été assez fulgurant. On les a rencontrés en 2018, lors d’une tournée avec les Humanophones en Allemagne. On partageait le même festival, donc on s’est vu réciproquement. J’ai tout de suite été fasciné par leurs vibrations. On a échangé. Le programmateur du festival a permis qu’on puisse improviser devant le public. On nous avait donné 10 minutes et j’ai un peu éclaté le timing. Les Allemands étaient fous : on a fait une demi-heure de sound painting, d’improvisation, avec 5 Akas et 5 Humanophones. J’ai appelé tout de suite Leïla Martial, qui n’était pas avec moi mais qui a fait partie des Humanophones, et je lui ai relaté cette expérience. On a tissé des liens avec Sorel Eta, le manager de Ndima, par curiosité ou goût de l’aventure. On s’est apprivoisé, on a gagné la confiance des uns et des autres. On les a revus ensuite au festival du chamanisme, un festival un peu improbable de communautés autochtones éparpillées dans le monde. Il y a 180 délégations : des Papous, des Inuits, des Pygmées… On s’est retrouvé et on est entré dans le jeu, à défaut de pouvoir se comprendre avec le langage parlé. En un an, on a fait connaissance et, l’année suivante, on partait dans la forêt. En décembre 2019, on avait trouvé des partenaires et des fonds pour aller les voir chez eux, sans rien attendre. Vous parliez des collaborations avec les jazzmen new-yorkais : dans ces cas-là, on attend un résultat. Là, on essayait de n’avoir aucune attente. Pour que ce soit une initiative partagée, il faut laisser la place à l’autre… »

Sur Toi qui fut le premier, vous chantez la surdité de ceux qui n’entendent pas l’appel de la forêt, l’aveuglement de ceux qui ne voient pas la faune sauvage disparaître. Chanter avec les pygmées Aka, c’est nécessairement évoquer notre rapport à la nature ?

Rémi Leclerc : « Dans leur langue… Pour dialoguer avec eux, on passait par les traductions de Sorel. Leur langage tourne autour de leur environnement, comme tout langage à l’origine. Je n’ai pas décelé de mot-concept. Leur univers, c’est la forêt. A aucun moment, je n’ai entendu un Aka s’intéresser à notre condition ; c’est nous qui sommes allés vers eux. On dialoguait au travers de Sorel Eta, un Bantou du Congo, qui a eu une éducation à la française puis s’est fait apprivoiser par les Aka. On ne se trouvait donc pas à égalité dans cette initiative, on en était bien conscient. Mais, en profondeur, ce qui nous intéressait, c’était de parler de leur forêt autant que de la nôtre. Moi, je suis investi dans la lutte contre l’autoroute A69, pour défendre les forêts d’ici. Au fond, on parle des mêmes choses, sauf que leur mode de vie est éloigné du nôtre. Leur mode de vie est plus proche de celui d’un chasseur-cueilleur. On ne peut pas comparer… »

Le dossier de presse parle, à propos des Aka, de « culture en voie d’extinction ». C’est aussi votre impression ?

Rémi Leclerc : « On dit parfois qu’un langage disparaît tous les trois jours sur Terre… Il est sûr qu’ils ne sont plus nombreux à parler leur langage mais ils aiment faire l’amour, il n’y a donc aucune raison qu’ils disparaissent. C’est une question complexe. La culture, c’est vaste. Ils sont assimilés petit à petit par la mondialisation. Des chants et des danses, ils en font de moins en moins. C’est pour ça qu’on fait ce projet-là, pour leur dire que leur musique est un trésor. On ne se pose pas en moralisateurs. On rappelle juste que c’est ce que font les musiciens et les musiciennes qui, ici, déterrent des cultures qui ont été enfouies, qui ont failli disparaître. L’objectif est d’éviter l’uniformisation des cultures. Ils sont en train de se faire uniformiser, comme nous, ici, l’avons été. »

Vous parliez des traditions d’ici… Justement, on entend aussi sur ce disque des bourrées. Quel rapport avec-vous perçu entre les danses de nos régions et celles des forêts africaines ?

Rémi Leclerc : « La bourrée est, à ma connaissance (mais je peux me tromper), une danse de divertissement. Les Akas ont eux aussi beaucoup de danses de divertissement, en complément des danses sacrées ou reliées à la pêche ou à la chasse. Les points communs, je les ai trouvés dans les articulations musicales, dans la métrique. Ce sont des musiques qui, à mon goût, vont bien ensemble. Elles ont quelque chose de très riche. Dans la bourrée, il y a des polyrythmies. Il y a plusieurs pulses, plusieurs façons de danser, a contrario d’une danse où, si on demandait à 10 000 personnes de danser, les 10 000 danseraient sur la même pulse. La musique des Akas est bien plus complexe que la bourrée mais, dans les deux cas, on peut avoir des hominidés, des homo sapiens sapiens, qui vont danser sur différentes pulses. »

Vous parliez de l’A69… Est-ce que ce projet a nourri vos engagements en faveur de l’environnement ?

Rémi Leclerc : « Je me suis engagé avant cela, contre le gaz de schiste notamment, à une époque où j’avais plus de temps. Là, pris par la vie de musicien, je me retrouve souvent dans des projets qui demandent du temps. Ce projet nous a surtout appris à lâcher prise. J’ai gagné en ouverture d’esprit. J’ai appris sur la façon dont les humains se comportent entre eux, sur les relations humaines. Je n’ai pas vu plus de différence entre les Akas et moi qu’entre, par exemple, Leïla et moi. La différence, pour moi, et possiblement les frictions, tout cela se situe plus entre les individus… »

Photo de têtière : Marvinbla (via Pixabay)
Pour aller plus loin...
Le site web des Humanophones
Le site web de Leïla Martial
La page web du site des PUF présentant le livre de Sorel Eta

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