Naïssam Jalal : « Cette impuissance est hyper violente »

Revoilà Naïssam Jalal ! Il y a deux ans, la flûtiste expliquait ici comment elle faisait résonner le « Sarkhat Al Ard » (le « cri de la terre ») sur un double album intitulé Un autre monde. En 2023, elle revient avec un Rituel de la terre qui n’est que l’un des huit Healing rituals d’un nouveau disque aussi inventif qu’apaisant, enregistré avec le percussionniste Zaza Desiderio, le contrebassiste Claude Tchamitchian et le violoncelliste Clément Petit. Discussion en douceur, loin de la frénésie du monde, avec l’une des plus enthousiasmantes jazz women de sa génération…

Quelles musiques de guérison ancestrales ont inspiré votre démarche, au commencement ?

Naïssam Jalal : « Il y a le gnawa, qui est né au Maroc de la rencontre de populations d’esclaves déportés d’origine subsaharienne et la culture islamique, et le zar, qui est né de la même rencontre, mais en Egypte. Le zar est plutôt pratiqué par les femmes pour les femmes. J’ai vécu au Caire pendant plusieurs années, je suis souvent allée au Maroc, j’ai assisté à pas mal de cérémonies de guérison de ce genre. Ces musiques-là vont utiliser le mécanisme de la répétition, afin de permettre à la personne d’entrer en transe et de se libérer de ce qui l’habite, de ce qui lui fait du mal. Il y a d’autres musiques qui m’ont inspirée sans être des musiques de guérison à proprement parler. Ce sont plutôt des musiques ayant un lien très profond à la spiritualité et au divin. J’ai constaté qu’elles me faisaient du bien en m’apaisant, comme par exemple la musique hindoustanie, la musique classique d’Inde du nord et la cantilation coranique. Ces musiques n’utilisent pas la répétition, elles ne se situent pas dans une volonté de libérer l’auditeur par la transe. Elles créent en moi un sentiment d’apaisement et de quiétude très profond, qui est, je pense, surtout lié à l’utilisation du silence. »

Pour vous, la musique a un effet sur la santé, c’est une évidence ?

Naïssam Jalal : « Oui, parce que le corps et l’esprit sont intrinsèquement liés. La musique s’adresse aussi bien à l’esprit qu’au corps : souvent, en l’écoutant, on ne peut pas s’empêcher de danser. Il y a un lien très fort entre le corps et l’esprit et la musique s’adresse à ces deux parties de nous, d’une manière impalpable, invisible, qu’on ne peut pas qualifier. Ça passe par des sensations, par des émotions, pas par des concepts. Aujourd’hui, les physiciens appréhendent le son en termes de fréquences mais, ce que nous, le commun des mortels, percevons, c’est de la musique. Je sais, parce que le public me l’a dit, que, très régulièrement, à mes concerts, des gens pleurent, pas parce qu’ils sont tristes, mais parce que la musique est venue dénouer quelque chose à un endroit qui leur faisait du mal. Elle est venue libérer l’être d’une souffrance… »

Est-ce que Healing rituals peut aussi être considéré comme un remède à une société que tu jugerais blessante ?

Naïssam Jalal : « Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que m’être sentie impuissante à faire quoi que ce soit pour le peuple syrien – qui a souffert le martyre après une révolution qui était à la fois sublime et absolument légitime, qui était un exemple de courage pour toute l’humanité – , pour moi, ça a été hyper dur. De même, notre incapacité à être vraiment efficace face à la dégradation de l’environnement (on peut faire des choses mais on n’a pas les moyens des gens qui sont au pouvoir, on n’a pas les moyens des actionnaire, ils contrôlent beaucoup plus de choses que nous), tout ce sentiment d’impuissance est hyper violent. A un moment, je me suis dit « Au moins, faire du bien aux gens, ça au moins, je peux le faire ». J’ai décidé de me lancer dans ces rituels de guérison. Est-ce un remède ? Je ne sais pas. Le monde court à sa perte, je crois. Mais, en tout cas, ce disque peut être un remède pour les gens qui souffrent dans ce monde. Parce que ce monde a une incidence sur notre santé mentale, sur notre santé physique, sur nos affects. Cette musique peut soulager les gens. »

Les différents thèmes se nomment Rituel du vent, Rituel du soleil… Pourquoi avoir convoqué les éléments ?

Naïssam Jalal : « J’ai convoqué les éléments pour plusieurs raisons. Souvent, dans les rituels de guérison, il y a un imaginaire animiste. On va considérer que, si on est malade, c’est parce qu’un mauvais esprit nous possède ; le guérisseur va alors faire appel à des esprits bienveillants pour l’aider à soulager l’autre : l’esprit de la forêt, l’esprit de la rivière… Il y eu ça quelque part dans ma tête. Ce disque n’est pas le résultat d’un travail rationnel, conscient, auquel j’ai réfléchi, le processus a été hyper intuitif. Après avoir écrit les thèmes, j’ai essayé de déterminer quels éléments dans mon imaginaire m’avaient menée à ça. Il y a aussi le fait que, quand je suis au contact de la nature (je n’aime pas trop dire « la nature », ça ne veut rien dire, mais bon…), ça me fait du bien. M’asseoir à côté d’un arbre, profiter de son ombre, sentir l’odeur de la terre mouillée, en toutes les saisons en fait, notamment en automne l’odeur des feuilles qui sont au sol, qui sont humides, entendre le bruit de l’eau, regarder le mouvement infini du torrent… Il y a tellement de choses merveilleuses dans la nature, elles font un tel bien. Elles sont source de régénération. Je pense que c’est universel, tout le monde le ressent. Quand tu te balades en forêt ou que tu contemples les montagnes à l’horizon et que tu vois ces dégradés de bleu, il y a quelque chose là de sublime, qui te nourrit. Je me suis aussi inspirée de ça. J’ai essayé de retranscrire en musique ce qui, dans l’énergie de chaque élément, me fait du bien. Par exemple, je me suis rendu compte que ce qui me faisait du bien au bord d’une rivière, c’était le bruit de l’eau, la sensation de quelque chose qui coule et qui donne envie de laisser couler. Je me suis inspirée de ça. Je me suis aussi inspirée du lien entre musique, spiritualité et nature, qui est au cœur de la tradition hindoustanie, notamment dans le rapport des ragas à la place du soleil dans le ciel. »

Photo de têtière : Cénel Fréchet-Mauger
Photo de l'ensemble : Jérôme Prébois
Pour aller plus loin...
Le site web de Naïssam Jalal

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *