Décidément, le piano ne tient plus en place ! Après la longue migration de Lorenzo Naccarato et les promenades à vélo de François-René Duchâble, on découvre avec un peu de retard un pianiste québécois qui a fait sortir ses instruments de son salon pour les installer dans une forêt proche. Son disque, Forêt pour deux pianos, est paru le printemps dernier. Il détaille ici son processus de création…
Comment vos pianos se sont-ils retrouvés dehors, dans la forêt ?
Roman Zavada : « Il y a plus de 13 ans, nous avons déménagé en pleine forêt. J’avais un profond besoin de silence après avoir vécu en plein centre-ville de Montréal. Les endroits isolés m’ont toujours attiré. J’ai toujours lié mes projets artistiques à cette fascination pour l’éloignement, à l’idée de me retrouver loin de la civilisation, de contempler la nature et notre planète sur laquelle nous sommes de passage. Lors de mon précédent projet, je me suis rendu jusqu’au Grand Nord pour composer au piano sous les aurores boréales. J’ai constaté à cette époque que le fait de jouer, d’interpréter ou de composer en plein air apporte une puissance particulière à la musique. J’avais envie de poursuivre cette expérience chez moi, en forêt, d’abord avec un piano droit. Puis, pour aller encore plus loin, j’ai en quelque sorte enraciné un deuxième piano, à queue cette fois. Au fil des saisons, les instruments se sont acclimatés à un environnement forestier en constante évolution. Ce processus est devenu une sorte de laboratoire, qui a pris forme dans un projet d’album et un spectacle. »
Quand vous composez sur ces pianos, qu’est-ce qui vous inspire le plus ?
Roman Zavada : « Il règne une atmosphère singulière en forêt, une respiration qui invite à jouer en parfaite symbiose avec ce silence humain. Le vent qui murmure dans les feuilles, variant au gré des saisons, le bois qui craque sous le froid intense de l’hiver, le chant des grillons lors des chaudes soirées d’été… Toutes ces ambiances sonores insufflent de la vie à la musique. Prendre le temps d’écouter l’environnement tout en jouant est, pour moi, un véritable moment de grâce. C’est à travers la musique que je transmets ce sentiment. Pendant les enregistrements, j’ai choisi toujours les moments les plus calmes, afin de capter cette quiétude et cette sérénité. »
Avez-vous enregistré en toutes saisons ? Si oui, les grands froids ou les fortes chaleurs s’entendent-ils par moments ?
Roman Zavada : « Bien que j’aie fait plusieurs prises de son tout au long de l’année, ce sont surtout les enregistrements réalisés à l’automne que j’ai conservés. Un calme particulier s’installe avant l’arrivée de l’hiver. De plus, j’ai toujours enregistré en fin de soirée. J’ai remarqué que par grand froid, en hiver, le son ne se propage pas de la même manière que lors des journées chaudes et humides de l’été. En raison de la fragilité de mon matériel d’enregistrement, j’ai limité mes sorties par temps glacial. Et, bien sûr, il est impossible de jouer du piano pendant de longues heures à -30°C ! Cependant, j’aimerais approfondir l’expérience d’enregistrement dans une phase 2 du projet, car le son est remarquablement clair et précis lorsque l’air est froid et sec. Il reste que l’automne au Québec est une saison réconfortante et inspirante. Je vis dans une région où l’érable domine la forêt, offrant un spectacle visuel riche en couleurs. Cette transition entre l’été et l’hiver crée une pause, un moment où le temps semble suspendu, rien de plus inspirant pour un artiste ! »
Avez-vous dû corriger certaines imperfections dues à la dégradation des pianos avant d’enregistrer les versions finales de ces thèmes avec votre orchestre (violon, violoncelle, flûtes, hautbois, clarinette, percussions…) ?
Roman Zavada : « L’objectif de ce projet était d’accepter les imperfections des pianos tels quels et de les intégrer dans mon interprétation. Rendre la musique belle malgré l’état météorisé des pianos a été un véritable défi. Je suis allé à l’encontre des normes traditionnelles d’enregistrement, qui visent souvent à atteindre une perfection sonore en studio. Après plusieurs écoutes de l’album, ces imperfections deviennent familières et finissent par être acceptées comme une part intégrante de l’œuvre. L’enregistrement s’est déroulé en deux phases. D’abord, les prises de son des pianos extérieurs. Les pianos n’ont pas été retouchés, et à peine accordés. En réalité, ils n’ont été accordés que deux fois en deux ans ! C’est surprenant de constater à quel point le piano à queue a peu changé malgré le climat très variable du Québec. Je formule l’hypothèse que les variations d’humidité et de température sont peut-être moins brusques en extérieur qu’à l’intérieur, permettant ainsi au bois de l’instrument de s’adapter plus progressivement. La deuxième phase concernait l’enregistrement du sextuor en studio. Il était impossible de synchroniser les horaires en fonction de la météo, mais j’ai trouvé intéressant de combiner ces deux approches : celle de l’enregistrement en forêt et celle en studio. Ce mélange permet à l’auditeur de s’éloigner des imperfections des pianos à certains moments. Notre plus grande crainte lors de cette séance était de voir comment les musiciens allaient s’accorder avec ces pianos usés. Comme par magie, cette union entre la rusticité et le raffinement a créé une expérience d’écoute à la fois surprenante et audacieuse. »
Conseilleriez-vous à d’autres pianistes de suivre votre exemple ?
Roman Zavada : « Il faut être prêt à sacrifier des pianos ! Dans une perspective de création, j’encourage vivement les artistes à oser, à défier les standards. De nos jours, il est difficile de se démarquer. On a souvent l’impression que tout a déjà été fait. Cependant, en adoptant une approche authentique et en créant dans un contexte qui respecte notre intégrité, il est toujours possible d’apporter quelque chose de nouveau et de personnel. Il ne s’agit pas seulement de technique ou de maîtrise parfaite, mais de donner du sens à ce que l’on fait, de se permettre d’explorer des chemins inattendus. C’est en prenant des risques et en sortant des sentiers battus que l’on parvient à exprimer quelque chose de vraiment unique et puissant. »
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin...
Le site web de Roman Zavada