Drôle d’opuscule… Le ténor Sébastien Guèze vient de publier Biopéra, un essai d’une trentaine de pages bourré d’idées quant à l’avenir proche de l’opéra. D’un ton très volontaire, il y expose des pistes de travail aussi diverses que le conditionnement des subventions au respect de normes écologiques ou le développement de l’économie circulaire dans la filière qui l’emploie. Lors de cette conversation retranscrite en deux chapitres (lire ici le deuxième), il tente de faire une synthèse de cet ambitieux travail…
Quels sont les principaux leviers que vous proposez d’actionner pour réduire le bilan carbone des maisons d’opéra ?
Sébastien Guèze : « Il y a énormément de disparités dans le milieu de l’opéra, selon les théâtres, selon les structures. De l’opéra de Paris, qui est hors catégorie, à un opéra national en province, comme celui de Bordeaux ou un autre encore plus petit, plus modeste, on passe de 1 000 à 20 employés. Il m’était donc difficile de donner des recommandations valables partout. Mais on remarque tout de même des généralités. Toutes n’ont pas la même importance. Supprimer les gobelets en plastique, c’est très bien, mais ça ne réduit que de 0,1 % votre bilan carbone. Ce qui est important, c’est de travailler dans les bons ordres de grandeur, pour trouver des solutions pragmatiques qui mènent vraiment vers cet objectif ambitieux : diviser par 4 à 5 les émissions de CO2 et donc s’approcher des objectifs de l’Accord de Paris (1).»
Quels sont les principaux chantiers que vous avez identifiés ?
Sébastien Guèze : « Il y a 5 pôles sur lesquels il faut travailler : les transports, que ce soient ceux du public, du personnel ou des artistes invités, l’alimentation, l’énergie, le numérique, qui connaît un développement à deux chiffres et qui est donc à prendre au sérieux, et, évidemment, la production des œuvres. Parmi ces pôles, un de ceux qui génèrent le plus d’émissions, c’est l’énergie, notamment le chauffage l’hiver et la climatisation l’été. Selon l’ancienneté des théâtres, les travaux pour parvenir à des économies vont être différents mais le premier geste à faire est probablement de s’adresser à un fournisseur d’énergie renouvelable. Si, demain, tout le monde se précipite vers ces fournisseurs, aura-t-on les moyens de fournir suffisamment d’électricité ? C’est le problème de toute une société… Au niveau de la filière opéra, si on veut réduire, selon les théâtres, de 20 à 40 % les émissions de gaz à effet de serre, il faut se poser la question de l’énergie. »
Et les déplacements ?
Sébastien Guèze : « Pour une maison d’opéra, ils sont un peu moins problématiques que pour un festival. Certains festivals ont un public international qui vient en avion. Si vous regardez le bilan carbone du musée du Louvre sur le site de l’Ademe, plus de 99 % est dû aux déplacements du public, parce qu’il vient de loin, ce qui est l’exemple extrême. À l’opéra, dans la plupart des études de publics, on se rend compte que la majorité des spectateurs vit dans un rayon de 10 à 20 kilomètres. Le déplacement du public représente souvent moins de 20 % du bilan carbone d’une maison d’opéra mais c’est quand même un point sur lequel il faut agir. Je fais des propositions. On peut simuler les émissions CO2 d’un spectacle directement sur le billet de théâtre à travers un BIOpera-score, suggérer d’autres modes de transport. Parce que le but de tout ça, il faut le rappeler, c’est de continuer à aller au théâtre, sans être bridé par les énergies fossiles. Mais on ne va pas ordonner au public de venir dès demain en vélo. Il faut aussi faire confiance aux personnes et aux autres secteurs. Le secteur automobile est en train de mûrir sur le développement des voitures électriques et hybrides. Chaque filière doit et va agir à son niveau. Le rôle de l’opéra peut être de sensibiliser. On peut offrir des invitations pour l’achat d’un vélo électrique. Même si l’impact réel est faible, l’imaginaire peut en être touché. C’est notre responsabilité de véhiculer de manière convaincante un futur aussi désirable que durable. »
Dans l’essai, vous évoquez aussi ce qui fait la spécificité de l’opéra, la production des œuvres…
Sébastien Guèze : « Oui : tout ce qui est décors, costumes, déplacements de l’équipe artistique (les chanteurs, le chef, le metteur en scène et son équipe)… Si on a une grosse mise en scène selon les costumes, la vidéo, un décor énormissime, cela peut représenter de 30 à 50 % des émissions. Si on a un décor plus modeste mais un casting international, le casting peut représenter jusqu’à 50 % des émissions CO2 de la soirée. Si on agit tout de suite sur ces questions de mise en scène, de décor et de casting, on peut réduire considérablement les émissions du théâtre ».
Vous parliez des castings internationaux… Quand on regarde la quatrième de couverture de votre ouvrage, on voit que vous avez chanté à Dresde, Venise, New York…
Sébastien Guèze : « La problématique de notre métier est que l’on va chanter là où on nous donne du travail. L’objectif de l’essai n’est surtout pas de donner des leçons. Je serais effectivement très mal placé pour le faire. Je me contente de rappeler qu’aujourd’hui y a un constat scientifique, que les gouvernements prennent des décisions et s’engagent dans des accords internationaux à réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre mais que l’opéra n’est pas préparé. Comme on l’a vu pendant le Covid, les premières à subir les pénuries ou les restrictions d’accès, ce sont les structures culturelles, dites « non-essentielles ». On pourrait débattre de ce terme mais la réalité est là. Je suis engagé dans d’autres associations qui travaillent avec le gouvernement pour assurer la transition énergétique dans les prochaines années. Selon une étude du Shift Project, l’Union Européenne risque d’avoir des problèmes d’approvisionnement en pétrole d’ici à 2030 et 2030, c’est demain ! Si on n’apprend pas à produire des œuvres indépendantes des énergies fossiles, on va se retrouver, comme pour le Covid, qualifiés de non-essentiels. Les premiers à qui l’on va demander de se mettre en pause, ce sera de nouveau les artistes. Pour avoir pris le Covid de plein fouet, j’avoue que je n’ai pas envie de revivre ce genre de situation. Il ne s’agit pas pour autant de fermer la culture au monde. Pas du tout. Il s’agit simplement de continuer à s’ouvrir au monde mais sans lui nuire. Je préconise des « castings raisonnés ». La France a la chance d’être au cœur de l’Europe, ce qui est une situation privilégiée : on peut faire des castings internationaux sans dépasser 6 à 7 heures de train. Avec le train, on peut voyager en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Espagne, en Suisse, en Belgique… Je l’ai fait. Quand je vais en Allemagne, j’y vais en train et ça se passe très bien. C’est une manière de réduire drastiquement notre impact. »
C’est, pour vous, la grande question du moment…
Sébastien Guèze : « Je rappelle qu’en France, le défi est de diviser par 5 notre empreinte carbone, de 10 tonnes CO2/an par personne à 2 tonnes. Ça veut dire 5 fois moins de voitures à essence, 5 fois moins de viande rouge… Mais est-ce que ça veut dire 5 fois moins de loisirs ? Je prends le parti de dire « Non, moi, j’aime aller au théâtre ; plutôt que d’y aller 5 fois moins, je préférerais aller dans des théâtres qui ont réduit par 5 leurs émissions ». C’est la seule solution pour se prémunir. On peut combiner finement les choses : faire venir 80 % des artistes en train, ce qui, si on veut avoir Jonas Kaufmann, laisse une marge pour un ou 2 billets d’avion. Mais on ne peut plus faire traverser les océans ou les continents à quelqu’un pour qu’il chante quelques minutes. Je crois qu’aujourd’hui, on se retrouve dans un étau, avec d’un côté la pression pour réduire nos émissions de carbone (c’est un devoir, surtout pour une institution subventionnée) et de l’autre la raréfaction des énergies fossiles (je rappelle qu’on a déjà dépassé le pic d’extraction des réserves de pétrole). Dans cet étau, il y a une marge de manœuvre mais elle est très réduite. Privilégier le train peut avoir un impact très fort. D’un casting entièrement venu en avion à un casting qui ne circule qu’en train, vous divisez par 70 les émissions de gaz à effet de serre. Il faut garder une ouverture sur le monde mais il ne faut pas être dupe : j’ai énormément voyagé mais, parfois, j’ai été engagé parce que c’est un « plus » d’avoir un ténor français qui chante aux Etats-Unis, alors que, inversement, des villes françaises trouvent chic de faire venir un ténor américain (ou le font pour réduire les cotisations sociales). Je vois de jeunes artistes arriver. Ils sont très préoccupés par la situation. Les études récentes montrent une éco-anxiété très forte. Je ne suis pas certain qu’ils aient envie de participer à des spectacles dont ils savent qu’ils ont été conçus sans aucune attention à leur impact sur la planète. Le public y est de plus en plus sensible également. Moi aussi, aujourd’hui, je ne demande qu’à chanter à portée de train mais je reçois des sollicitations à l’international parce qu’un ténor français peut aider au rayonnement d’un opéra américain, dans ce cas il faut rendre les déplacements des artistes plus efficaces. Il faut repenser notre filière, repenser nos usages… Maintenant que l’on sait, quelle est notre responsabilité ? Peut-on continuer comme ça décemment, alors que notre art est censé créer de nouveaux imaginaires ? Ce sont les questions que j’ai essayé de soulever pour créer un élan… »
(1) En France, atteindre la neutralité carbone à l'horizon 2050 implique une division par 6 des émissions de gaz à effet de serre sur son territoire par rapport à 1990 selon la Loi de Transition Energétique pour la Croissance Verte (LTECV) et la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC).
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A lire : "Biopéra, un futur pour l'opéra ?" de Sébastien Guèze (Editions Symétrie)
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin... Le site web de Sébastien Guèze