Suite et fin d’une discussion de trois quarts d’heure avec le ténor (lire la première partie ici). Interprète de quelques-uns des plus grands rôles du répertoire romantique français et italien, Sébastien Guèze vient de publier Biopéra, un court mais percutant essai à propos de l’avenir de son art…
Dans cet essai, vous dépassez la question climatique pour aborder la question sociale. Pour vous, les deux sont liées ?
Sébastien Guèze : « Oui. Je cite brièvement Naomi Klein à ce sujet. En fait, je voulais un essai assez concentré, où l’on va droit au but. J’ai lu énormément de rapports, d’études, d’essais où finalement, au bout de 100 pages, il n’y a qu’une ou deux idées qui se dégagent. J’avais envie de quelque chose qui se lirait très rapidement. Une phrase, une idée et un fourmillement de propositions concrètes. Je ne fais qu’évoquer le livre de Naomi Klein mais, effectivement, pour moi, l’aspect social est lié à l’aspect écologique. Déjà le dumping social d’employés étrangers moins onéreux entraîne un impact carbone. Ou bien, si demain, vous dites « Les voitures à moteur thermique, c’est terminé », que faites-vous des personnes qui créaient ces moteurs thermiques ? Dans le milieu de la culture, c’est un peu pareil. A une moindre échelle, évidemment, mais c’est le même principe. Si, demain, vous dites aux costumiers « Il faut recycler 60 à 80 % des costumes », que se passe-t-il ? Est-ce que leur métier va perdurer ? Ces gens-là, il faut les former au recyclage, leur ouvrir d’autres portes, penser à des partenariats avec des écoles… Qu’est-ce que cela implique de recycler un décor, par rapport aux normes, aux techniques d’assemblage ? Chacun doit repenser son travail. Quand vous parlez à un scénographe et que vous abordez la question du recyclage, la première chose qu’il vous répond, c’est : « La facilité, c’est de construire de zéro ». Vous faites vos plans, vous commandez les matériaux, vous construisez… Paradoxalement, recycler nécessite plus de temps, plus de recherches. Pour moi, ne traiter que la parole écologique, c’est oublier qu’il va y avoir un impact sur tous les métiers remis en question par l’écologie. Sans oublier d’autres enjeux comme les droits culturels ou la place des femmes abordés dans l’essai »
Vous évoquez également les résidences d’artistes…
Sébastien Guèze : « C’est une des propositions pour rendre nos déplacements plus efficaces. Au lieu de ne jouer qu’un rôle, les artistes pourraient en jouer deux, voire trois. Ce serait ce que j’appelle « la troupe trimestrielle ». Une production d’opéra dure généralement un à deux mois. Au lieu de passer deux mois dans une ville pour un rôle, on pourrait rester trois mois mais monter deux, voire trois opéras. Si les artistes viennent de loin, vous obtenez ainsi plusieurs opéras pour le même bilan carbone. Même chose avec le décor, qui pourrait servir plusieurs fois. S’il y a un décor phénoménal, comme on peut en voir parfois, on peut imaginer qu’il soit réutilisé. Le décor de La bohème, par exemple, qui se passe sous les toits de Paris, peut également être celui de Manon ou de La vie parisienne, avec peut-être de légères modifications. Parce que, dans le meilleur des cas, un décor sert à 8 ou 10 représentations puis est rangé dans un container… C’est un travail d’équipe qui doit avoir lieu, avec le metteur en scène, le scénographe, les artistes, pour trouver comment conjuguer tous ces éléments sans brider la créativité. C’est ce que je propose à travers la programmation en collections, cela peut même dans certains cas permettre un gain économique pour jouer plus. On n’a pas besoin de grands moyens, on a surtout besoin de grandes idées. Avec de grandes idées, on sera capable de produire des opéras décarbonés. Ces opéras décarbonés vont être indispensables dans les 10 prochaines années pour continuer à nous faire rêver. On décrit souvent l’opéra comme élitiste. Avancer dans cette direction est une manière de montrer que l’opéra peut être à l’avant-garde sur ces sujets, de dire « regardez, l’opéra prend 10 ou 20 ans d’avance sur les Accords de Paris ».
Comment ces idées sont-elles accueillies dans le monde de l’opéra ?
Sébastien Guèze : « L’essai vient de paraître, je commence à avoir les premiers retours… Ils sont à l’image de notre société aujourd’hui : certains se sentent concernés par la question, ont envie d’agir, d’autres moins. La facilité est de se dire « Ce n’est pas en changeant la façon de produire des opéras qu’on va grandement réduire les émissions mondiales ». On a dépassé ce débat-là, il faut que chacun fasse sa part. On sait très bien que les actes des citoyens ne suffiront pas. Si les citoyens agissent tous chez eux, dans leur vie quotidienne, cela ne réduira que de 20 à 30 % nos émissions de gaz à effet de serre. Si on vit tous de manière très raisonnée, à l’image de Greta Thunberg, on atteindra peut-être les 40 % mais ça ne suffira pas. Un rapport récent indique qu’en France, les seules émissions de l’administration représentent 1,5 tonnes CO2 par habitant (alors qu’on est censé être à 2 en 2050 pour l’ensemble de notre empreinte carbone). Il faut travailler dans toutes les filières. À l’opéra, j’entends parfois des voix qui disent « L’opéra, ce n’est pas ça qui va changer grand chose, pourquoi se donner tant de mal ? ». Tout prendre sous cet angle est terrible… Dans ce cas, à quoi bon suspendre le temps pendant 2 heures de musique? Cela va-t-il changer grand-chose aux conditions de vie d’une personne ? Et le cinéma, les musées ? On arrête tout ? Nous sommes des faiseurs d’émotions pour impulser d’autres possibles. On doit appliquer en coulisses l’idéal que l’on prône sur scène. Je sens que des collègues artistes sont très sensibles à ces questions. Parmi les directeurs de théâtre, certains réfléchissent et s’activent déjà. Le problème, c’est qu’on croit toujours qu’on a le temps. On se dit que 2030, c’est loin. Mais, plus on attend, plus les décisions vont s’imposer à nous de manière drastique. Moi, je pars d’un constat scientifique, avec le rapport du GIEC. Il faut agir. On le voit avec les tempêtes, les ouragans, les grands incendies, la montée des eaux. Chacun doit faire sa part. C’est un enjeu dont tout le monde doit s’emparer. C’est de nos emplois et du futur de l’opéra qu’il est question. Personne n’aurait cru, il y a trois ans, qu’on allait fermer les théâtres pendant un an à cause d’un virus apparu en Chine. Si je l’avais dit, on m’aurait rigolé au nez. Aujourd’hui, dire que nos théâtres pourraient fermer à cause de pénuries de fioul, parce que leur budget carbone est dépassé, parce qu’on traverse des pics de pollution, cela entraîne les mêmes réactions. Des scientifiques prédisent pourtant que cela va arriver beaucoup plus vite qu’on ne le pense. J’ai voulu créer le débat, pour que chacun s’en empare. Je suis prêt à discuter de toutes les propositions que je fais, évidemment. On est capable de réduire nos émissions. La question est : veut-on le faire ? »
A lire : "Biopéra, un futur pour l'opéra ?" de Sébastien Guèze (Editions Symétrie)
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin... Le site web de Sébastien Guèze