[Université Paris 8] A écouter : « Flower with no color » de Yoshimi P-We et Yuka Honda

En 2025, l'équipe de 4'33 Magazine a collaboré avec des étudiantes et des étudiants de l'Université Paris VIII, dans le cadre du cours de Makis Solomos sur la dimension écologique de certaines pratiques musicales. Plusieurs étudiantes et étudiants ont souhaité écrire un article. Nous publions ici celui de Badr Tmanoukty.

Flower With No Color est le fruit de la collaboration entre deux musiciennes japonaises emblématiques de l’avant-garde et de l’expérimentation sonore : Yoshimi P-We et Yuka Honda. Il offre une immersion sonore organique et radicale.

Yoshimi P-We, née en 1968 à Okayama, est surtout connue comme la batteuse emblématique du groupe Boredoms, pionnier du noise rock japonais. Son jeu de batterie énergique et inventif, mêlé à des performances vocales expérimentales, a contribué à définir le son chaotique et avant-gardiste du groupe. Parallèlement, elle a fondé OOIOO, un groupe entièrement féminin qui fusionne des éléments de punk, de psychédélisme et de rythmes tribaux, repoussant constamment les frontières musicales traditionnelles. Yuka Honda, quant à elle, est une figure centrale de la scène avant-gardiste new-yorkaise depuis les années 1990. Cofondatrice du duo Cibo Matto, elle a exploré une multitude de genres, du trip-hop au rock alternatif, en passant par la pop expérimentale. Son approche novatrice de la composition et de la production l’a amenée à collaborer avec des artistes variés, tels que Sean Lennon, Yoko Ono et John Zorn, renforçant sa réputation d’architecte sonore audacieuse. En 2003, ces deux artistes aux parcours singuliers unissent leurs forces pour créer Flower With No Color, un album ambient qui transcende les conventions, fusionnant field recording, improvisation et textures électroniques pour offrir une expérience sonore immersive et introspective.

Enregistré sur le mont Ikoma, dans la préfecture de Nara, l’album est né d’un processus atypique et résolument écologique : les prises de son ont été réalisées en mouvement, à bord d’un petit camion sillonnant la montagne, mais aussi dans un temple, en pleine nature. À travers cette approche de field recording, les sons du monde – les roues sur la route, les chants d’oiseaux, les souffles du vent – s’entrelacent aux textures électroniques dans un équilibre fragile et poétique.

Cette méthode in situ traduit une véritable philosophie d’écoute : ici, la nature n’est pas un décor mais une composante vivante de la composition. L’environnement devient instrument et les artistes s’effacent pour laisser le monde s’exprimer. Flower With No Color propose ainsi une expérience sonore immersive, méditative et introspective, où la frontière entre musique et paysage s’estompe jusqu’à disparaître.

Le titre lui-même, Flower With No Color, opère une rupture immédiate. Il intrigue, il perturbe : une fleur sans couleur, c’est une impossibilité poétique, une anomalie dans notre imaginaire. La couleur est précisément ce par quoi nous reconnaissons la fleur, ce à quoi nous attachons du sens, une symbolique, un langage. Une fleur sans couleur, c’est arracher l’élément le plus chargé culturellement de son existence. C’est donc ôter à la fleur notre regard humain et nos projections symboliques pour la laisser exister autrement – dans ses sons, dans sa matière, dans son environnement.

Cette absence de couleur devient alors performative : elle agit, elle défait nos constructions mentales et nous pousse à envisager une autre manière de percevoir. En ce sens, l’album propose un dépassement du dualisme nature/culture : il brouille les frontières, mais plus encore, il fait de la nature un véritable terrain de jeu sonore, une partenaire d’improvisation.

Les morceaux de l’album jouent avec le langage et les dispositifs techniques. Le titre « Spy Said One », par exemple, a été enregistré avec un enregistreur vocal espion, clin d’œil discret à la méthode et à la technologie utilisées. Ce goût du jeu n’enlève rien à la profondeur de l’intention écologique : Flower With No Color est un album qui revendique une écologie de l’écoute, une volonté de désapprendre pour réapprendre à entendre.

Photo de têtière : François Mauger
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Le site web du département musique de l'université

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