Piers Faccini, folk prophète

Shapes of the Fall est un disque de saison. Fall, en anglais, ne désigne en effet pas seulement l’automne, c’est aussi la chute. Et, en l’occurrence, ce septième et somptueux album de Piers Faccini tombe bien. Avec They Will Gather no Seed, une douce complainte délicatement soulignée par un quatuor à cordes, il commence par un constat : l’humanité a trébuché. Ses rêves de grandeur se sont heurtés à un monde limité, qu’elle n’a su qu’abîmer. Une roulade et le chanteur anglo-italien se relève de cet effondrement initial. Guidé par le soleil de la Méditerranée, il remonte la pente, défriche d’autres voies. Comme lors d’un rituel de guérison, le guembri, le grand luth rectangulaire des Gnawas du Maroc, et les karkabous, leurs énormes castagnettes de métal, l’accompagnent dans son exploration de l’état de la planète (et de nos cœurs).

Folk prophète, c’est-à-dire faux prophète mais vrai poète, Piers Faccini nous donne les clés de quelques-unes de ses nouvelles chansons…

Sur la chanson d’ouverture, They will gather no seed, vous parlez d’une maison…

Piers Faccini : « Home », c’est plutôt l’idée d’un chez soi…

Oui, ce n’est pas la « house », la maison, que vous évoquez ailleurs dans l’album, sur Firefly

Piers Faccini : Cette « home », c’est un foyer ou un paysage, une montagne, une rivière, un arbre… Cette chanson est d’inspiration animiste. Elle part de l’idée d’un chamane, qui se rend absent pour être peuplé par les esprits des animaux. Ce sont les esprits des animaux qui parlent à travers lui. L’oiseau dit qu’il souffre parce qu’il ne peut plus emprunter la route migratoire d’autrefois. L’arbre dit qu’il brûle. Tout cela est traité de façon poétique. Le refrain, « Give me my home back », évoque ce monde qui est en train de changer, de basculer. C’est une complainte, chantée comme si tout avait une voix : la feuille, le rocher, l’arbre, l’oiseau… J’ai placé cette chanson au début du disque parce que c’est le moment où on se rend compte qu’on est dans une sorte de trou. La suite de l’album suggère une élévation. J’ai essayé de peindre un clair-obscur, d’alterner espoir et désespoir, descente et élévation.

Personnellement, ce « Give me my home back » me semblait une illustration du concept de solastalgie, cette nostalgie d’un pays que l’on n’a pas quitté mais qu’on ne reconnaît plus.

Piers Faccini : Certaines phrases, certains mots, placés sur certains accords deviennent des pièges à émotions. Cette notion de foyer perdu va prendre des sens différents selon l’expérience de chacun. Mais c’est toute la beauté de la chanson en général : il y a toujours à la fois de la précision et une ouverture à l’autre, pour que chacun puisse faire vivre le texte de façon personnelle…

They will gather no seed est suivi par Foghorn calling. Là, il est question d’un appel qui n’est pas écouté…

Piers Faccini : C’est une sonnette d’alarme, une sorte d’ « attention danger ». C’est la fonction du foghorn, la corne de brume : elle indique le danger, les rochers. Comme si l’humanité était un navire qui s’approchait trop des côtes et des rochers… J’ai choisi la corne de brume pour évoquer cette histoire mais aussi parce qu’elle correspond à une autre de mes passions : la note bleue. J’explore tout au long de l’album cette notion, cette magnifique fausseté. Une note jouée ou chantée légèrement trop bas crée un micro-ton (on parle souvent de « quart de ton » mais il s’agit généralement de nuances encore plus fines). Sur Foghorn calling, j’ai fait exprès de chanter les chœurs un peu faux. [NDA : Il chante] J’utilise ces micro-tons mais, comme je chante en anglais, il n’y a pas toujours les connotations qui permettent de les repérer. Si je chantais en arabe, ce serait immédiatement perçu. Pourtant, cette note bleue, on l’entend dans les premiers enregistrements des chants de travail du Mississippi. C’est une note microtonale qu’on ne pourra pas trouver sur le clavier d’un piano. De façon différente, l’équivalent de ces intervalles est utilisé dans les modes de la musique arabe. On les entendait aussi autrefois dans les musiques populaires de l’Europe du sud. Sur Lay low to lie, j’aborde un autre mode, avec un autre micro-ton. Peut-être les auditeurs se diront-ils « C’est beau mais il chante parfois un peu faux »…

Personnellement, j’ai eu la sensation que cette micro-tonalité était plus marquée sur l’album précédent, I dreamed an Island

Piers Faccini : Je suis content que vous disiez ça. Hier, je suis allé courir en écoutant un disque que je n’avais pas écouté depuis des années, un disque d’un guitariste mauritanien. Quand je l’avais écouté pour la première fois, il y a une vingtaine d’années, j’étais fasciné par ce disque qui me semblait faux du début à la fin, comme si aucune corde n’était correctement accordée. En le réécoutant hier, il ne me semblait plus du tout faux. C’est mon écoute qui a changé. Peut-être que votre écoute aussi a changé, parce qu’il y a autant de morceaux micro-tonaux sur cet album que sur le précédent. La question est : comment perçoit-on les choses ? On les comprend en fonction du bagage qu’on amène. Celui qui ne connaît que la musique tempérée va trouver brutal le quart de ton, celui qui est né au sein des modes turcs ou arabes risque de trouver Bach un peu fade…

Sur All aboard, vous réinventez une sorte d’arche de Noé et, avec Ben Harper et Abdelkedir Merchane, vous invitez à passer à l’action Mais quelle action est encore possible quand on « watch paradise burn » (« regarde le paradis brûler ») ?

Piers Faccini : Le message est double. La chanson dit « Montons tous à bord et partons dans la même direction ». Mais la chanson est en même temps ironique. Quand je chante « To the poles we go » (« Allons aux pôles »), c’est dystopique : que les pôles deviennent le seul endroit sur terre où on pourrait continuer de vivre (parce que le reste serait trop chaud) est le pire des scénarios. Nous évoquons l’arche de Noé (c’est-à-dire l’idée de sauver ce qu’on peut), autant que la volonté de tous nous mettre d’accord. On entend aujourd’hui de nombreuses déclarations qui vont dans ce sens. Les Etats-Unis affirment qu’ils essaieront de réduire de moitié leurs émissions de carbone d’ici à 2030. D’autres grandes puissances parlent de 2050. On est tous à bord de l’arche mais on n’y a mis qu’un pied. Il est peut-être un peu tard. On va devoir sacrifier des zones sur terre, qu’on ne pourra plus cultiver, où il n’y aura plus d’eau, dont la population va partir. Et, contrairement à ce que certains pensent de la pandémie, elle n’est pas bonne pour la planète. Nombre de gouvernements se disent que ce n’est pas le moment de ralentir et de se reconvertir, ils ont donc décidé d’investir sur ce qui marchait jusqu’à présent. Les émissions de carbone atteignent à nouveau des sommets jamais atteints dans notre histoire. Une autre chose à propos de la pandémie : elle a eu lieu à cause de l’industrialisation de la viande. La Chine, où on mange beaucoup de porc, a connu un épisode de grippe porcine. Les Chinois se sont rabattus sur la viande sauvage, la « viande de brousse ». C’est à ce moment-là que le virus a sauté d’une espèce à l’autre. Le problème vient de l’élevage intensif, des conditions de vie des animaux… Nous sommes donc responsables de cette pandémie. En France, il faudrait arrêter de servir de la viande ou du poisson à tous les repas dans les collectivités (les écoles, les maisons de retraite, les hôpitaux…). C’est indécent. Je ne dis pas qu’on doit tous être vegans mais réduire de moitié la consommation de viande et de poisson aurait un impact énorme.

C’est de ça aussi que parle All aboard ?

Piers Faccini : All aboard, c’est tout ça. J’évoque aussi l’absurdité des milliardaires de la Silicon Valley qui parlent d’embarquer vers une autre planète. Mais – enfin ! – on a une planète extraordinaire, il suffirait de s’en occuper un peu. C’est comme ces start up qui, constatant que les abeilles disparaissent, conçoivent des robots pollinisateurs. Non ! Arrêtons simplement de tuer les abeilles. Ça rejoint They will gather no seeds

Et vous, où en êtes-vous de votre montée à bord ? Sur les photos qui annoncent l’album, on vous voit en plein air, devant un feu. Est-ce ainsi que vous vivez ?

Piers Faccini : On a habité pendant 15 ans à la sortie d’un village, dans la garrigue. On y avait presque un hectare de terrain. Le terre était très sèche, le sol très pauvre. J’y ai expérimenté des techniques d’agriculture proches de la culture dans le désert. J’ai appris beaucoup de choses sur la permaculture. J’ai utilisé des bacs élevés. Depuis peu, nous sommes dans un nouvel endroit. Nous sommes montés en altitude. On a un peu plus de terre, un peu plus d’eau. Avec ma femme, nous ralentissons autant que possible. Je continue à être musicien mais j’ai demandé à mon tourneur de ne plus accepter d’invitation au Japon pour seulement deux concerts. Je ne veux plus aller à New York pour un concert. Au quotidien, nous consommons local. Nous sommes végétariens. Ma femme fait énormément de produits elle-même : lessive, savon… Nous nous passons des emballages en plastique. Je pense qu’il est très important que tout le monde fasse ces démarches mais j’ai peur que ce ne soit pas suffisant s’il n’y a pas aussi une action des gouvernements.

Toutes photos : Julien Mignot

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