« Madiba » n’est pas uniquement le surnom que Nelson Mandela a hérité de son clan. « Mádibá » (avec deux accents, soit « eau » en douala) est également le titre du nouvel album de Blick Bassy. Après un disque qui le reliait au blues et qui l’a révélé au grand public (Akö, en 2015) et un autre dédié à l’indépendantiste Ruben Um Nyobé (1958, en 2019), le chanteur camerounais est revenu en 2023 avec un recueil centré sur la question de l’eau, une collection de chansons intensément poétiques mais également profondément militantes. De là à penser qu’il y a dans ce choix de « Mádibá » des significations cachées, il n’y a qu’un pas que l’on accomplit en dansant doucement…
Pourquoi avoir choisi de de consacrer un album entier à la thématique de l’eau ?
Blick Bassy : « Après avoir consacré un album aux indépendantistes camerounais, j’ai réfléchi au fonctionnement de nos espaces. Je me suis rendu compte qu’en fait, ce qui pouvait amener des humains à partir d’un espace donné pour aller instaurer un système colonial impérialiste ailleurs, pour instaurer la terreur dans un autre espace, c’est que ces humains, à un moment donné, avaient décidé de sortir de la chaîne du vivant, cette chaîne qui voudrait que chaque vivant soit essentiel à la survie des autres. A partir du moment où on sort de cette chaîne du vivant, s’installe le chaos. Nous avons décidé à un moment donné de sortir de notre rôle, qui est tout simplement celui de contributeurs au service de la chaîne entière. L’eau est, pour moi, l’une des matières premières composantes de tous les vivants. Nous sommes à peu près constitués de 65% d’eau et toutes les autres espèces, quelles que soient leur matière ou leur forme, sont aussi constituées majoritairement d’eau. A travers l’eau, je consacre cet album au vivant. »
Les paroles, quand on les traduit en français, sont parfois très directes. Il est dans cet album question de de destruction de sources, de pollution. Etes-vous en colère ?
Blick Bassy : « Ce que j’essaie de faire à travers ces fables (les chansons ont été écrites comme des fables et, pour moi, il était essentiel de le faire sous cette forme), c’est de créer un tout petit peu d’empathie chez l’humain, pour qu’il puisse se rendre compte de la réalité dans laquelle nous vivons aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu écrire aussi des textes qui nous permettent de comprendre notre responsabilité. Ces textes vivent au travers des mélodies, aux travers des sons qui permettent bien sûr de parler des choses graves mais de manière apaisée. Tout est porté par la voix, ce véhicule des émotions, des vibrations, pour essayer de créer une porte de connexion avec l’autre. »
Vous l’avez dit, ces chansons sont un peu bâties comme des fables. D’ailleurs, on y retrouve des éléphants, des singes, des fleurs… S’agit-il de références culturelles à au peuple bassa du Cameroun ? Où est-ce une volonté de vous reconnecter au vivant ?
Blick Bassy : « C’est vraiment une volonté de me reconnecter au vivant, parce que je pense que nous ne sommes pas éduqués, pas préparés à rencontrer les composantes de nos différents espaces. Lorsqu’on regarde autour de nous, on ne voit pas les milliards de bactéries qui nous entourent, qui sont invisibles à l’œil nu et qui participent, de par leur vie, de par leur existence, à la vie globale sur la terre. A partir du moment où nous décidons de détruire les êtres vivants qui sont visibles et qui participent également à l’écosystème, nous décidons de nous suicider. Pour moi, il était essentiel de rappeler l’importance de se reconnecter à tous les vivants, quel que soit leur forme ou leur matière. C’est pour ça que j’essaie parfois dans une chanson de rentrer dans la peau d’un animal, dans la peau d’une fleur, pour pouvoir humaniser un peu ces différents vivants, pour que, quelque part, le monde puisse se rendre compte de la gravité de la situation. »
Vous venez du Cameroun mais vous vivez ici où, nous, les Européens, découvrons horrifiés que l’eau pourrait un jour nous manquer. Quel regard portez-vous sur la relation qu’entretiennent les Occidentaux avec l’eau ?
Blick Bassy : « Je me rends compte qu’à partir du moment où on a l’impression d’être « riche » (entre guillemets) et que on a beaucoup moins de problèmes d’eau potable, on a l’impression que, alors là, l’eau, on peut en faire exactement ce qu’on veut. On peut privatiser une nappe phréatique. On peut accompagner le capitalisme dans son expansion en lui permettant de s’approprier le bien commun et oublier qu’en fait, nous sommes simplement tous posés sur la même pierre. A partir du moment où il y a une difficulté d’un côté de la pierre qui peut nous paraître lointain, finalement, ce problème, à travers l’immigration ou d’autres phénomènes, va venir impacter l’espace dans lequel nous sommes. Nous sommes condamnés à avoir un futur global commun. Il est essentiel de pouvoir s’arrêter et de penser à la façon dont nous allons pouvoir retrouver un équilibre et recréer vraiment une véritable amitié avec le vivant. En pensant vivre dans un espace qui nous semble protégé, on peut parfois être surpris par la réponse de la nature qui, elle, sait ramener l’équilibre des choses. »
Musicalement, l’album est très fluide, presque liquide. Est-ce lié à la thématique de l’eau ?
Blick Bassy : « En général, quand je travaille sur un disque, je commence par la thématique, c’est elle ensuite qui influe sur la composition, les matières et les ingrédients qui viennent l’accompagner et l’illustrer de manière forte. J’ai d’abord posé cette thématique et ensuite je suis allé chercher des mélodies. En général, je compose à peu près 200 mélodies, j’en choisis une cinquantaine que je veux tester et je les fais écouter à une dizaine de personnes à qui je demande de choisir. Une fois que ces personnes ont écouté, je vais chercher dans leurs listes les titres qui reviennent le plus. A partir du moment où j’ai fait mon choix définitif, je commence à travailler les arrangements, tout en pensant réellement à la thématique. Et une fois que tout cela est prêt, alors les textes viennent donner la forme définitive. En général, je pars vraiment de la thématique qui impose tout le reste. »
Elle a imposé cette fois-ci des instruments particuliers : moins de guitare que sur certains albums passés, moins de cordes mais plus de synthétiseurs…
Blick Bassy : « Oui, en fait, au-delà de la thématique, ces dernières années, je suis aussi aller explorer des espaces sonores électroniques, modernes, à l’ère où la technologie d’aujourd’hui nous propose d’aller vraiment mélanger des sons, créer de nouvelles choses. Ce sont des espaces qui, vraiment, m’intéressent énormément. Ils me permettent également de sortir de ma zone de confort, d’aller voir comment j’arrive à trouver ma place dans ces sonorités qui viennent accompagner le véhicule principal qui est ma voix et qui est porteur de vibrations et d’émotions. »
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin... Le site web de Blick Bassy