François Ribac : « La transformation écologique ne peut pas être vécue comme une sorte de deuil » (#2)

Suite de l’entretien avec le maître de conférences (habilité à diriger des recherches) à l’Université de Dijon et chercheur associé au laboratoire Ladyss, à la suite de la parution du texte « Pour une autre écologie musicale » dans la revue Audimat

Vous vous méfiez des indicateurs, de tous ces pourcentages, ces équivalents de tonne de CO2, qui réduisent l’activité humaine – et notamment musicale – à des chiffres. C’est pourtant la recommandation des organisations professionnelles du secteur musical : chacun doit faire son bilan carbone…

François Ribac : « Ce qui est clair, c’est que le solutionnisme technologique, d’une part, et la concentration sur la question du carbone (qui, évidemment, avec le réchauffement climatique, est un problème essentiel), d’autre part, tout cela conduit vers des impasses. Il n’y a pas longtemps, l’association Arviva – qui a beaucoup concouru à ce que les mondes professionnels se réveillent, se mettent au travail – a commencé à réfléchir à un indicateur pour mesurer l’impact des activités du spectacle sur la biodiversité. Ils (je devrais plutôt dire « elles ») comprenaient bien à quel point le fait de résumer les questions de conscience et de pratique environnementales à la question de l’empreinte carbone était un problème. Les questions écologiques ne sont pas uniquement liées au réchauffement climatique, il y a d’autres problèmes : l’artificialisation des sols, les pratiques industrielles d’élevage, l’extinction dramatique des espèces… Si on revient au carbone, il y a des problèmes d’échelle. Dans la doctrine néolibérale, ce sont les entreprises qui sont les mieux placées pour savoir ce qu’il faut faire. Le métier de l’État, c’est de s’effacer pour les aider. Ça ne marche pas ; la responsabilité sociétale des entreprises, ça ne fonctionne pas. S’il n’y a pas de normes à respecter, s’il n’y a pas de vérifications, si tout le monde ne s’y met pas, on reste dans un régime de concurrence dans lequel les plus faibles ont du mal à se maintenir, alors que les plus puissants contournent leurs devoirs… Le dernier point, qui a été largement documenté, c’est que, quand on essaie de tout quantifier, en particulier les écosystèmes, on se retrouve en situation de se demander quel service une forêt rend aux humains. Faire ça, c’est réduire totalement ce qui se passe et vit dans un écosystème. Une forêt, ce n’est pas seulement le volume de bois qu’on peut en extraire pour le chauffage ou le carbone qu’elle est capable d’absorber. Plus une forêt abrite de biodiversité, plus elle absorbe de carbone, c’est vrai mais dans une véritable forêt (et pas une plantation d’une seule espèce), il y a bien plus que des arbres, il y a des végétaux, des animaux, des sols, des millions d’interactions, des humains, on peut s’y promener en famille ou avec des amis. C’est aussi un paysage, un lieu de plaisir esthétique. Si on commence, comme l’ont fait les politiques néo-libérales (et on voit où en sont nos hôpitaux, nos bureaux de poste, nos facs, notre retraite…), à tout quantifier, on atrophie complètement la réalité et on laisse de côté des dimensions qui ne sont justement pas quantifiables. Ces débats ne datent pas d’aujourd’hui. Depuis 30 ans, des économistes, y compris des Prix Nobel, expliquent que le PIB ne permet pas de comprendre la richesse réelle d’une nation. Il faut prendre d’autres facteurs en compte. En Amérique Latine, il y a toute une tendance, qui vient à la fois des mouvements autochtones, des mouvements de lutte et de la recherche académique, qui appelle à parler de « bien vivre » (1). Comme la musique, justement, est un élément du « bien vivre », qu’on en joue ou qu’on l’écoute, il faut apprécier dans la musique, plus que son côté polluant ou que les hiérarchies sociales très fortes qu’elle transporte, ce qu’elle apporte. Dans l’article écrit pour la revue Audimat, j’insiste sur le fait que la transformation écologique ne peut pas être vécue comme une sorte de deuil, le deuil de choses auxquelles on doit renoncer. Il faut qu’on soit capable d’apprécier ce que les biens, les activités, les lieux ou les pratiques culturelles font d’important, tous les usages qu’ils génèrent et qu’ils portent. Il faut en être absolument conscient ; sinon, on va faire un peu comme les économistes libéraux ont fait, on va dire que ça ne marche pas et tout détruire. En fait, ce n’est pas que « ça marche pas », c’est que la façon dont ça marche est toxique socialement et du point de vue écologique. Ce n’est pas exactement pareil. »

Tout ce que vous venez de me dire, tout ce que vous avez écrit dans Audimat, avez-vous l’occasion de le dire aux acteurs de la musique ? Etes-vous invité à des débats ? Est-ce que votre pensée nourrit la réflexion du secteur ?

François Ribac : « Je ne suis pas « l’intellectuel organique » du milieu, ce n’est pas moi (rires !). Mais, depuis la parution de mon premier livre L’Avaleur de rock (La Dispute, 2004), j’ai des rapports nourris avec les mondes des musiques actuelles et du spectacle. Je suis très régulièrement invité lors de manifestations et de débats, j’ai des échanges aux longs courts avec des personnes et des structures. L’article dans Audimat est d’ailleurs issu d’un débat avec des acteurs des musiques électroniques aux Nuits sonores de Lyon et animé par la revue Technomaterialism (2). Il a circulé dans les réseaux. Que ce soit pour mes recherches depuis 10 ans sur l’écologie ou, avant, pour mes travaux sur les programmateurs et les programmatrices ou, encore avant, pour mes études de l’apprentissage et de la structuration du rock, j’ai toujours eu beaucoup d’échanges, j’ai toujours beaucoup appris. Le fait est que ces milieux-là sont dans une grande effervescence intellectuelle. Ils sont toujours en train de discuter. Mais ce ne sont pas quelques universitaires ou individualités qui peuvent changer les choses. La question qui se pose est : comment un certain nombre d’idées et – je crois que c’est très important – de pratiques qui sont déjà expérimentées soit dans des mondes artistiques (il y a beaucoup de gens qui font des expériences, comme vous le savez) ou dans d’autres sphères peuvent amener le secteur professionnel à se mettre au travail ? Moi, je pense que, quelle que soit leur bonne volonté, les mondes professionnels ne peuvent pas se transformer eux-mêmes, comme je l’ai dit tout à l’heure. On serait dans le conflit d’intérêt et il est toujours difficile de renoncer à ce qu’on fait (des années de travail, des emplois…). L’autre problème qui se pose au monde artistique, c’est que les façons de faire dans les terrains usuels de l’écologie (transports, alimentation, agriculture, habitat … ) ne sont pas entièrement transposables. J’ai déjà évoqué ça tout à l’heure avec l’idée que les formes de « relocalisation de l’art » sont sans doute très spécifiques. De plus, l’écologie n’est pas un univers où tout le monde est d’accord. Il y a des débats, il y a différentes options. Le WWF n’est pas Greenpeace. On a besoin, là encore, non seulement de débattre mais aussi de faire attention à la façon dont, des événements ou des luttes peuvent nous guider vers des transformations. Qu’a-t-on vu avec les Gilets Jaunes ? On a vu que quelque chose qui paraissait assez logique, qui consistait à faire payer toute personne qui utilise sa voiture, a été démenti par ce mouvement qui a dit « Mais, attendez, nous, on ne prend pas la voiture par plaisir ; on n’est pas des utilisateurs de S.U.V. en centre-ville ; on prend la voiture parce qu’on n’a plus de train ; pour faire des courses, on doit prendre la voiture, comme pour aller au travail ou amener les gamins à l’école ». C’est la destruction des services publics qui explique le recours à la voiture dans des territoires délaissés. Ça montre qu’il faut savoir écouter l’expérience, l’expertise des gens ordinaires (3). C’est vrai aussi pour le monde musical. Souvent, les questions environnementales peuvent aussi être traitées autrement que par des réponses environnementales. Se concentrer uniquement sur la réduction (et pas la suppression) du carbone, c’est oublier que, dans les salles de spectacle, la plupart des groupes de rock tournent dans des bus et qu’il pourrait très bien y avoir des alliances avec d’autres secteurs de la société pour que les équipes artistiques et techniques prennent le train. Après tout, dans la plupart des comédies musicales étasuniennes, qui décrivent des spectacles, les tournées s’effectuent en train. Si le monde de la musique se restreint à travailler uniquement sur ses propres problèmes, il perd la possibilité de faire des alliances avec d’autres citoyens, d’autres territoires, d’obtenir du fret pour des spectacles par exemple. Travailler de façon écologique, ça veut dire aborder les choses de façon systémique. Il est important que le monde artistique se tourne vers les mondes non-artistiques pour voir quelles expériences ont été menées et quelles alliances pourraient être liées, pour qu’on puisse imaginer comment on pourrait continuer à être connecté avec les arts tout en s’engageant résolument vers quelque chose qui deviendrait soutenable. »

Photo de têtière : François Mauger
A lire :
« Pour une autre écologie musicale » de François Ribac
Partie 1 : L’impasse de l’approche managériale (https://audimat-editions.fr/editions-web/pour-une-autre-ecologie-musicale-1)
Partie 2 : Enquêter pour transformer (https://audimat-editions.fr/editions-web/pour-une-autre-ecologie-musicale-2)
Les notes de bas de page de François Ribac :
(1) Escobar, Arturo. 2020. Pluriversal Politics. The Real and the Possible. Durham: Duke University Press.
(2) https://technomaterialism.com/
(3) Jeanpierre, Laurent. 2019. In Girum. Les leçons politiques des ronds-points. Paris: La Découverte.
Le Gall, Brice, Lou Traverse, et Thibault Cizeau. 2019. Justice et respect : le soulèvement des Gilets jaunes. Paris: Syllepse.
Le Marec, Joëlle, et Hester Du Plessis. 2020. Savoirs de la précarité - Knowledge from Precarity. Paris: Éditions des Archives Contemporaines.

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