François Ribac : « On ne peut pas traiter les questions culturelles avec des injonctions abstraites sur la sobriété » (#1)

L’été est bien souvent la saison des lectures. Avant de sortir du panier de pique-nique de gros livres estampillés « Actes Sud » ou « Les Arènes », il est conseillé de s’aérer l’esprit en revenant sur un court texte publié par Audimat, la revue musicale semestrielle éditée par Les Siestes électroniques, désormais disponible en ligne (ici). Il est signé de François Ribac, maître de conférences (habilité à diriger des recherches) à l’Université de Dijon et chercheur associé au laboratoire Ladyss, et s’intitule « Pour une autre écologie musicale ». Le compositeur et sociologue y réunit ses idées sur les évolutions possibles du secteur. Il y revient ici, dans une sorte d’introduction à sa pensée…

Est-il possible de rendre soutenable la production musicale sans en modifier profondément les méthodes et les buts ?

François Ribac : « Il y a plusieurs façons de répondre à cette question… D’abord, qu’appelle-t-on « la production musicale » ? Actuellement, le monde professionnel semble considérer que les questions environnementales doivent être traitées en priorité pour ce qui concerne les concerts et les tournées. Le problème est que, si l’on voit les choses comme ça, il faut faire attention aux effets d’échelle. S’il y a 20, 40 ou 60 % des professionnels ou des structures qui s’occupent de concerts, ou si l’on ne regarde qu’en France alors qu’il y a énormément d’artistes qui viennent d’ailleurs, ça n’aura pas beaucoup d’effet. Deuxième chose : comme l’a bien compris le mouvement anglophone Music Declares Emergency (1), la musique, ce n’est pas uniquement des concerts, c’est aussi bien sûr de la musique enregistrée, des vidéos sur les réseaux sociaux, des flux de fichiers, des appareils pour mixer dans les studios ou pour amplifier dans les salles de spectacles… La « production musicale », c’est également beaucoup de production d’instruments. L’ensemble de la consommation culturelle, que ce soit celle des gens qui jouent de la musique ou celle des gens qui en écoute, devrait également être prise en compte. Autre problème : les questions environnementales ne sont souvent « pas que » des questions environnementales. On commence à voir qu’il y a des liens entre des déprédations environnementales et des formes de précarité, de discrimination, de harcèlement qui ont lieu dans le monde professionnel. Il faut prendre tous ces problèmes-là à bras le corps, parce qu’ils sont liés. Il y a fort à parier que le streaming ou les datas centers, qui sont en constante expansion, outre leur consommation d’énergie, cachent des petites mains très mal payées et, d’une façon générale, beaucoup d’exploitation, beaucoup de précarité… Dernier point : on a vécu pendant de nombreuses années dans l’idée qu’on pouvait apporter des solutions techniques. On voit, après 50 ans, qu’il n’y a en réalité pas de « développement durable ». Ça ne fonctionne pas. On ne peut pas réorienter des pratiques sans profondément transformer tous les mondes et les relations sociales qu’elles impliquent. Il faut des débats, il faut que la société s’implique dans les discussions pour savoir comment, à quel point, les mondes culturels professionnels, la consommation culturelle et la pratique amateure pourraient être métamorphosés. On ne peut pas faire confiance aux mondes professionnels seuls, parce qu’il y aurait un conflit d’intérêt, ou simplement à des chercheurs ou des spécialistes qui diraient « Voilà ce qu’il faut faire ». »

Vous montrez bien que l’idéologie de l’innovation est au cœur de ce qu’on appelle « l’industrie musicale ». C’est un moteur comparable à tous ceux qui font tourner l’économie néolibérale. Un nouveau chanteur est-il un produit, comme un nouveau téléphone ?

François Ribac : « Evidemment, je me garderai bien de comparer un vocaliste avec un téléphone ! Au point de vue historique, l’art, au sens d’une activité rémunérée qui donne lieu à de la consommation, est effectivement l’une des composantes de l’essor de la modernité en Europe au dix-huitième siècle. Il suffit de revoir le film Les enfants du paradis de Carné et Prévert. La première scène du film montre le « boulevard du crime », l’ancêtre des grands boulevards parisiens. Les gens sortent en masse, choisissent chaque soir une pièce ou un ballet différent. C’est la télé du début du 19e siècle. »

« L’industrie culturelle ne date pas de l’industrie musicale et des médias, l’art est une composante fondamentale du capitalisme. Ça ne veut pas dire que l’art est nocif, ça veut simplement dire qu’il est né au moment où on a commencé à tout vendre. Ce qui est aussi très important, c’est que, précisément, dans la sensibilité de tout un chacun (y compris la personne qui est en train de parler), mais aussi bien sûr dans les modes de fonctionnement des marchés, l’innovation, au sens de la religion du neuf, est très structurante. Par exemple, je peux assister à un concert et en sortir en disant « Ça ne m’a pas plu, j’ai déjà entendu ça 30 fois ». Ce goût du neuf est vraiment très présent. Le problème est que la lessive permanente dans les mondes musicaux transporte toute une série de choses qui sont extrêmement toxiques : l’idée qu’il faut toujours du neuf, toujours des jeunes, qu’on est dans une progression… Que ce soit en histoire de l’art, dans les facs, ou dans les choix quotidiens des programmateurs et des programmatrices, l’idée de progrès reste présente. L’art conforte et structure sans aucun doute la cosmogonie moderne. Le sociologue britannique Simon Frith disait, dans un entretien que j’ai eu avec lui il y a quelques années à propos du rock « progressif », qu’à son avis, s’il y avait deux choses aujourd’hui dans lesquelles le besoin de renouvellement et l’idéologie du neuf étaient vraiment très incrustés, c’étaient le monde numérique (l’informatique, le web…) et l’art (2). Ce que je voudrais ajouter à ce propos, c’est qu’on doit éviter les attitudes moralisantes et souvent abstraites qui sont très fortement présentes dans les galaxies écologiques. Dans le monde professionnel, il y a actuellement un discours sur la sobriété. Le problème, c’est qu’on ne nous dit pas vraiment de quoi il s’agit, de quelle sobriété on parle. On passe à côté du problème suivant : la culture (qu’on parle au sens anthropologique (les langages, les façons d’être, la nourriture…) ou au sens des arts (au sens d’un marché professionnel)) n’est pas basée sur le local, n’est pas réductible à cela. Au contraire, elle est basée sur la circulation, les échanges, les hybridations… Si l’on regarde les musiques populaires, comme ce qu’on a vu avec le rap ou la techno, qui a commencé à faire de la musique avec la musique des autres et dans des endroits excentrés, là où personne ne pensait qu’il pouvait se passer quoi que ce soit, tout est basé sur la connexion, la circulation, la mise en relation. Autrement dit, on ne peut pas traiter les questions culturelles avec des injonctions abstraites sur la sobriété ni en transposant les registres habituels environnementaux, qui sont le transport, l’alimentation, l’habitat… Il est vrai que, dans la musique, il y a toutes les logistiques, les déchets, d’autres infrastructures qui soutiennent l’activité… Le monde culturel n’est pas différent de ce point de vue-là. Il faudrait des conventions citoyennes, des débats démocratiques et territoriaux pour envisager comment on pourrait continuer à faire circuler tout ça en ayant des normes sociales et environnementales qui rendraient l’ensemble soutenable. C’est un sacré casse-tête, qui ne peut pas être résolu en se concentrant, comme c’est actuellement le cas, sur la seule réduction du carbone. »

Photo de têtière : François Mauger
A lire :
« Pour une autre écologie musicale » de François Ribac
Partie 1 : L’impasse de l’approche managériale (https://audimat-editions.fr/editions-web/pour-une-autre-ecologie-musicale-1)
Partie 2 : Enquêter pour transformer (https://audimat-editions.fr/editions-web/pour-une-autre-ecologie-musicale-2)
Les notes de bas de page de François Ribac :
(1) www.musicdeclares.net
(2) https://journals.openedition.org/volume/5891

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