Laurent Cavalié : «  J’aimerais pouvoir vivre de ma musique comme mon maraîcher vit de ses légumes »

La Mal Coiffée publie en cette fin de printemps Roge, son sixième disque. Voilà en effet près de 20 ans que ce chœur féminin chante et bat tambour dans tout le sud de la France et au-delà. Au fil du temps, ces jeunes femmes (Karine Berny, Myriam Boisserie, Marie Coumes, Laëtitia Dutech…) ont rencontré de fidèles compagnons de route. Laurent Cavalié, notamment, leur a écrit de nombreux textes, tout en participant aussi à l’aventure Du Bartàs, quartet qui chante en occitan et en arabe son Languedoc métissé. C’est lui qui nous parle du rapport à la terre de cette grande famille d’agitateurs occitans…

La Mal Coiffée avec Laurent Cavalié (droits réservés)

Le texte de présentation du nouvel album de La Mal Coiffée fait un parallèle entre activité musicale et agriculture. Sur quoi se fonde ce lien ? Est-il purement rhétorique ?

Laurent Cavalié : Non, c’est une réalité. Ce qui distingue l’industrie agro-alimentaire des amis chez qui on se fournit (les petits producteurs, les maraîchers autour de nous) est aussi ce qui nous distingue de l’industrie musicale. Ce qui compte, c’est la relation à la terre… Nous (avec La Mal Coiffée, avec Du Bartàs), dans notre démarche de création, on essaie de mettre en lumière une relation particulière à la terre. La terre, c’est vaste : c’est à la fois notre terre, chez nous (le Languedoc, l’Occitanie), la terre qui porte nos pieds, la terre qui nous nourrit, la terre qui porte l’humanité dans toutes ses cultures, la terre qui a vu naître notre langue… On essaie de porter dans notre musique notre géographie. Je parle de « géographie » au sens zapatiste : le pays dans toutes ses acceptions, y compris les choses les plus invisibles, comme la mythologie, tout ce qu’on partage ou qu’on ne partage plus parce que cela disparaît dans les méandres de l’oubli. On a une vision du sol analogue à celle des paysans qui respectent leur terre, ce qui n’est pas le cas de l’agro-industriel, ni de la culture industrielle ultra-dominante qui nous occupe les oreilles à longueur de journée.

Pour autant, feriez-vous un lien entre défense de la diversité culturelle et défense de la biodiversité ?

Laurent Cavalié : Ce dont je suis certain, c’est que les enjeux sont les mêmes. Je préfère parler de « diversité linguistique » que de « diversité culturelle » : pour moi, la culture est d’abord la culture d’une langue, à tel point que je ne sais pas ce qui existe en premier, la langue ou les choses (mais c’est un autre débat, comparable à celui de la poule et de l’œuf…). Je pense que les enjeux sont les mêmes parce que, si l’on regarde les grandes zones de développement du monde industriel et qu’on y superpose les grandes zones de perte de la diversité linguistique, cela coïncide. Il est évident que ce sont dans les endroits où on a développé la pensée capitaliste industrielle que les langues se sont perdues ou sont très en danger et que la biodiversité régresse. Les causes de la mise en danger de la diversité biologique et de la mise en danger des langues sont historiquement les mêmes. Il s’agit d’abord de la création et de la mise en avant des Etats-nations. Partout dans le monde, mais d’une façon caricaturale en France, l’Etat-nation est l’ennemi de la diversité culturelle, au nom, ici, de la République « une et indivisible ». Le Conseil Constitutionnel l’a encore prouvé récemment en censurant une loi sur les langues de France. L’autre cause est la domination écrasante, depuis au moins deux siècles, du capitalisme industriel, qui crée un modèle bourgeois, urbain. Les gens ont fui les campagnes. Ils ont perdu leur savoir-faire, leur culture, leurs variétés, leurs semences. Ils ont laissé la place à une agriculture totalement normée, encadrée par les lois de la grande distribution, par Monsanto et tous leurs petits copains qui tentent de poser des brevets sur le vivant… Pour moi, les problématiques sont identiques. La perte de la biodiversité et la régression de la diversité culturelle ont les mêmes causes.

(droits réservés)

Aujourd’hui, quel est votre public ? Quand vous venez à Paris ou dans le nord de la France, vous jouez dans des salles ou des festivals qui sont orientées vers les « musiques du monde », avec tout ce que cela implique d’exotisme, d’intérêt pour une culture qu’on ne maîtrise pas. Mais, chez vous, vous jouez pour qui ?

Laurent Cavalié : Mais pour les mêmes gens… Chez nous, il y a des gens de partout. Il y a des gens pour qui nous sommes exotiques alors que nous sommes chez nous. C’est un peu étrange, comme situation, mais le réseau « musiques du monde » fonctionne aussi chez nous. Nous jouons aussi pour des gens qui sont soit attachés à la langue et à la culture de chez nous, soit attachés particulièrement à notre travail. On le sent de plus en plus : une partie de notre public tire une sorte de fierté de ce qu’on fait. Ils sont fiers de venir à nos concerts. La question est complexe, il y a chez nous toutes sortes de relations. A Paris ou ailleurs, c’est différent, on ne joue que sous l’étiquette « musiques du monde ».

Croyez-vous qu’un jour ou l’autre, on reviendra vers des circuits plus courts, en matière culturelle ?

Laurent Cavalié : C’est notre rêve ! Je vais parler en mon nom, parce que cela fait débat : moi, c’est mon rêve. J’aimerais pouvoir vivre de ma musique comme mon maraîcher vit de ses légumes. Sur la même zone, ou une zone à peine plus grande. Ce n’est pas de la rhétorique : vivre de la musique très localement, ce serait idéal. Je n’en peux plus de cramer du gazole depuis 30 ans, de donner de l’argent à Vinci… Ce sont des contradictions qui, à 50 ans, me deviennent insupportables. On en vit tous et tout le temps des contradictions : en ce moment, nous nous parlons sur des téléphones affreux qui créent de la misère en Afrique. Mais, cette contradiction-là, je voudrais arriver à la résoudre. On est en train d’y travailler avec l’agence Sirventès. J’aimerais que, quand je vais jouer quelque part loin de chez moi, ça devienne une fête. On s’est installé dans une routine. Quand on va jouer à Bourg-en-Bresse ou en Bretagne, on loue un camion, on prend l’autoroute, on fait notre balance… Je caricature, ce sont aussi de bons moments et il y a toujours de belles rencontres. Mais, globalement, ce qui est devenu une routine, j’aimerais que cela redevienne des moments exceptionnels, où on s’en va loin de chez nous pour aller raconter vraiment une histoire particulière, la nôtre, pour échanger vraiment. Autrement, cette économie qui repose sur le moteur à explosion m’intéresse de moins en moins. Alors, on met tout en œuvre pour renouer avec la notion de circuit court culturel. Economiquement, il faudrait que ça marche. Pour le moment, ça ne marche qu’avec des aides publiques. Nous, on en est très dépendant. Parce que, localement, c’est compliqué. Quand je joue seul, je m’en sors. Mais, dès qu’on est en groupe, tout coûte trop cher…

Photo de têtière : Cénel et François Mauger
Pour aller plus loin...
Le site web de l'agence Sirventès

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