A lire : « Musique, mythe, nature » de François-Bernard Mâche

A bientôt 90 ans, François-Bernard Mâche vient de mettre à jour son site web, fbmache.fr. On y trouve désormais l’intégralité de son catalogue, chaque œuvre étant commentée, une discographie tout aussi complète, ainsi que de nombreux textes. Une véritable mine d’or pour découvrir ou redécouvrir le travail d’un compositeur qui a tracé sa propre voie et longuement médité sur son cheminement et celui de ses contemporains.

L’un de ses livres, Musique, mythe, nature, publié en 1983 puis réédité en 2015, s’avère aujourd’hui particulièrement éclairant. Sous-titré « Les dauphins d’Arion », pour rappeler le mythe de ce musicien sauvé par des cétacés, il puise dans la mythologie et la psychanalyse, s’appuie sur des références à l’ethnomusicologie et à la zoologie pour dessiner de nouvelles voies pour la musique contemporaine.

Le livre peut encore être acheté d’occasion. Quelques morceaux choisis tirés de la première édition (chez Méridiens Klincksieck) pour en encourager la lecture…

Page 16
« La pensée mythique ne précède la pensée logique que selon la trompeuse perspective d’une Histoire toute puissante (…) Plus que tout autre exercice de la pensée, la musique est demeurée proche des sources mythiques. »

Page 35
« …. admettre que la musique plonge ses racines au plus profond du psychisme inconscient…. »

Page 41
« … mener à une réévaluation des rapports entre le « naturel » et le « culturel »… »

Page 43
« Il vaut mieux chercher pour commencer dans d’autres systèmes musicaux, ceux que la rationalité européenne achève précisément de découvrir, avec ses ethnomusicologues, et de détruire simultanément, avec ses industries musicales. »

Page 48
« Si un « degré zéro » de la musique est à rapprocher du jaillissement de l’image mythique, (…) c’est sans doute (…) dans les appels de chasseurs et dans leurs cris de contact qu’on peut espérer en trouver un reflet »

Page 49
« … deux musiques différentes, la musique « pure » et la musique « à programme », le premier terme désignant un système sémiotique en apparence autonome et coupé de tout référent, typique des musiques savantes, et le second une pratique qui admet ou revendique ses liens avec les autres phénomènes. »

Page 51
« … l’idée courante selon laquelle la musique est le seul art privé de référent (….) une énorme part des musiques de l’Europe et du reste du monde sont en réalité figuratives, à des degrés divers… »

Page 52
« L’abstraction est sans doute plutôt la fin que le début de la musique (…) une vue post-romantique de l’opposition entre le monde intérieur, qui serait seul digne d’attention pour le musicien, et le monde extérieur, tout juste bon, on ne sait trop pourquoi, pour le peintre et le romancier. Cette opposition est illusoire. »

Page 61
« Pendant des siècles, la civilisation, c’est-à-dire les usages de la cité, rejettera ce contact avec la nature comme un passé inavouable (…) le mépris général dans lequel l’humanisme chrétien ou païen a tenu le monde animal »

Page 63
« Avec [le Romantisme], la nature n’est presque plus qu’un sentiment et le paysage un état d’âme ; la subjectivité débordante interdit presque entièrement toute écoute véritable. »

Page 78
« je sacrifiais encore beaucoup à l’abstraction, tant il est infiniment plus facile de construire sans écouter que d’affiner l’écoute jusqu’à l’appréhension de schémas inconnus »

Page 80
« le langage et la musique sont dans un rapport de fraternité, et non de filiation »

Page 86
« L’analyse structurale a eu au moins un mérite, celui de démontrer paradoxalement qu’au fond, la musique n’est pas un langage. Cette conclusion nous libère définitivement du syllogisme classique : le langage est ce qui constitue l’Homme, or la musique est une sorte de langage, donc la musique est un fait culturel purement humain. »

Page 103
« Depuis Debussy, en passant par le premier Stravinsky, par certaines œuvres de Messiaen, de Bartok, et surtout par Varèse et par Xenakis, toute une part de la création musicale occidentale n’est concernée essentiellement ni par les problèmes de forme, ni par les soucis de la communication, mais par la recherche d’une nouvelle finalité musicale »

Page 104
« La question qu’a posée l’électro-acoustique depuis 40 ans est celle du retour du refoulé, de ce qui n’entre pas dans les structures d’ordre si commodes et rassurantes, à savoir le timbre ; de ce qui n’entre pas non plus dans les références instrumentales, à savoir le son non-identifié et comme tel en contact direct, sans filtrage, avec l’angoissant domaine de l’inconscient. (…) D’où l’attention prêtée aux autres traditions musicales, non pas comme un piment pour un palais blasé (…), mais comme une leçon de relativité des valeurs, et surtout comme témoins d’une finalité musicale refoulée, à savoir le lien avec la pensée mythique. »

Page 104 (suite)
« … l’illusion prométhéenne que le compositeur, comme les technocrates, pouvait créer une seconde nature, libérée des servitudes de la première par un arbitraire souverain, et que la musique, au lieu d’être une énergie ou une matière première, était une jeu de signes socialement échangeables »

Page 105
« L’apparente gratuité, voire l’inutilité de la musique, a longtemps été interprétée comme le signe de sa pure conventionnalité. Il paraît à la fois plus raisonnable et moins stérile de la considérer comme une pulsion première, comme l’irruption d’une pensée primitive au sein de toute culture. »

Page 109
« Seul un préjugé et un manque de culture générale, fait voir plus de difficultés à considérer les vocalisations animales comme une musique rudimentaire que comme un langage rudimentaire, alors qu’elles en offrent les caractéristiques conjointes… »

Page 110
« La répugnance de nombreux scientifiques à envisager l’hypothèse esthétique vient de leur opinion sur la musique, que, comme les bourgeois du XIXe siècle, ils s’obstinent à considérer comme un luxe inutile. »

Page 115
« L’homme n’a pas le monopole des échelles de hauteurs, d’intensités ou de durées. »

Page 117
(à propos des oiseaux) « Tout se passe comme si on retrouvait dans ces champs l’ambiguïté qui caractérise les relations du langage et de la musique. »

Page 118
« 13 phonèmes en tahitien, 35 en français, 112 en birman ; environ 50 « notes » pour le troglodyte, 250 pour le rouge-gorge, 300 à 350 pour le rousserolle verderolle Acrocephalus palustris. »

Page 123
« cela implique que des catégories mentales, correspondant à celles qui sont désignées par « introduction », « staccatos », « codas » etc., existent chez l’oiseau »

Page 127
« alors on peut commencer à parler de musiques animales autrement qu’avec les guillemets qui signalent les métaphores »

Page 129
« La grive musicienne Turdus philomelos a une forte tendance à doubler la plupart de ses motifs, tout comme Debussy, alors que le rouge-gorge ne reprend presque jamais les mêmes motifs dans une suite de chants de plusieurs dizaines de minutes et de plusieurs centaines de motifs, comme si son idéal était la variation continue de Schönberg. »

Page 154
« Si l’oiseau a le sens de l’équilibre entre invariant et variations au niveau de la syntaxe des séquences, il peut aussi manipuler avec ordre, au niveau supérieur, les proportions temporelles des séquences ou des strophes entre elles »

Page 164
(à propos de bouvreuils Pyrrhula pyrrhula) « ces bouvreuils, élevés hors de tout contact avec les congénères, ont été adoptés par des canaris. Ils ont appris le chant de leur père adoptif ; devenus adultes, ils ont proliféré, toujours hors du contact avec leurs congénères, et leur progéniture, au lieu de retrouver le chant naturel du bouvreuil, a appris à son tour le chant du canari »

Page 171
« trop de faits s’intègrent mal à la conception qui oppose la nature comme monde des déterminismes implacables à la culture libératrice dont l’homme aurait le privilège »

Page 172
« il y a dans beaucoup de signaux animaux une apparente gratuité, proche parfois même du gaspillage d’énergie, qui les démarque de leurs simples fonctions de communication, et les signe comme activités ludiques, donc esthétiques »

Page 173
« Chez l’animal comme chez l’homme, la musique est une relation au monde qui va bien au-delà d’un simple circuit de communication entre individus. L’homme est sans doute plus inventif, en règle générale, mais la différence est plus de degré que de nature, et bien des musiques animales l’emportent en imprévisibilité… »

Page 177
« Chercher des modèles dans la nature n’est pas se chercher des contraintes par peur de la liberté, comme on a pu le dire de l’instauration des rituels, c’est chercher l’usage le plus efficace de la liberté, la mesure de cette efficacité étant la joie, dont la conquête est une mission de la musique, et qui ne fait qu’un avec le pouvoir sur soi et les choses. »

Page 180
« Seule qualité sonore radicalement rebelle à toute mise en ordre, à toute structuration logique, le timbre est depuis Debussy l’élément essentiel de la musique, celui qui rétablit les droits de la parole vivante contre le code, ceux du son contre la note. »

Page 203
« Il faut que le signal devienne signe d’autre chose, accès à plus profond que lui, pour que le réel devienne musique. Le rôle minimal du compositeur est celui de la médiation : il donne à entendre, quel que soit son degré d’intervention. D’où la possibilité, pour ce que j’appelle des « phonographies », d’être une poétique sonore, un cinéma sonore, ou finalement aussi une musique. »

Page 205
« Lorsque les sons s’enchaînent selon une logique métaphorique, la phonographie peut être un instrument moderne de la pensée symbolique. Lorsqu’enfin la causalité passe au second plan, derrière le jeu des formes sonores, on retrouve la musique sinon sous son apparence, du moins dans son acception courante… »

Page 206
« Dès qu’un micro est branché, le travail d’interprétation du réel est amorcé. »

Photo de têtière : Cénel Fréchet-Mauger
Portrait de François-Bernard Mâche : Elodie Staib (via Wikipedia)
Pour aller plus loin...
Le site web de François-Bernard Mâche

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *