Philip Samartzis : « Les artistes sonores jouent un rôle de plus en plus vital »

Né à Melbourne, Philip Samartzis est plus immédiatement associé à l’hémisphère sud, de son Australie natale à l’Antarctique, qu’à la Suisse. C’est pourtant d’un col des Alpes bernoises situé à 3 463 mètres d’altitude que l’artiste sonore nous envoie un nouvel album, Atmospheres And Disturbances. 50 minutes agitées par des vents effarants, des craquements de glaciers mais aussi des voix humaines et des cliquetis de machines… Celui qui a été exposé à la Fondation Cartier pour l’art contemporain à Paris et a reçu des commandes de France Culture explique patiemment sa démarche.

À quoi vous attendiez-vous lorsque vous avez posé vos micros à Jungfraujoch, un centre de recherche de haute altitude en Suisse ?

Philip Samartzis : « Les enregistrements que j’ai réalisés dans et autour de la station de recherche de haute altitude Jungfraujoch & Gornergrat prolongent une série de projets dans des environnements éloignés et extrêmes, tels que l’Antarctique, l’Australie occidentale et les Alpes australiennes. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont les communautés vivent et travaillent dans ces lieux, ainsi que leurs bâtiments et les technologies qu’elles utilisent pour y maintenir la vie. À bien des égards, les enregistrements que j’ai réalisés en Suisse présentent des parallèles avec ceux que j’ai réalisés en Antarctique oriental : le climat, la météo et la topographie y façonnent les rencontres acoustiques, spatiales et matérielles, que ce soit dans l’environnement bâti ou naturel. Les vents violents et le froid extrême créent des points de tension et de stress intéressants dans ces lieux. Mes enregistrements tentent de les capturer. La nature verticale des Alpes suisses ajoute cependant une différence par rapport à la topographie horizontale de l’Antarctique : les sons y sont influencés par les forces gravitationnelles, tombant souvent vers le bas depuis les hauts sommets. En Antarctique, le son émerge souvent de l’horizon, il est activé par le vent catabatique (NdR : vent descendant) émergeant du pôle sud. Je m’attendais à des différences entre ces deux environnements glacés mais j’ai été particulièrement surpris par la quantité d’activités anthropiques dans les Alpes bernoises, liées au tourisme, au trafic aérien et aux travaux de terrassement. C’est la tension entre le son naturel, anthropique et géophysique qui m’intéressait lorsque je travaillais sur le terrain. »

En dehors de cela, avez-vous été surpris par ce que vos micros ont capté ?

Philip Samartzis : « Je vais généralement sur le terrain après peu de préparation et avec de faibles attentes, afin d’être surpris par ce que je rencontre. J’essaie de respecter les circonstances dans lesquelles je me trouve, sans avoir d’agenda prédéterminé. De cette façon, chaque son que j’enregistre a une valeur et une pertinence particulières dans le paysage sonore. Ce qui m’a particulièrement attiré dans la station de recherche de haute altitude Jungfraujoch & Gornergrat, ce sont les études qui y sont effectuées à haute altitude, ce qui est essentiel pour comprendre l’impact du changement climatique et de la dégradation de l’environnement. J’ai passé pas mal de temps à enregistrer les machines obscures, les capteurs et les instruments utilisés pour mesurer les émissions de gaz à effet de serre, la qualité de l’air, la densité de la glace et le rayonnement cosmique. Ces instruments figurent en bonne place dans Atmospheres and Disturbances et créent une interaction intéressante avec les sons qu’émettent le grand glacier d’Aletsch et les sommets environnants des montagnes Eiger, Mönch et Jungfrau en réponse au réchauffement des températures. La rencontre la plus surprenante de mon séjour a probablement celle d’une version LEGO grandeur nature d’un chasseur Star Wars X-wing héliporté là pour une séance photo. L’absurdité de tout cela était flagrante : l’opération nécessitait d’énormes efforts logistiques et une consommation inutile de carburant par l’hélicoptère, qui a fait plusieurs voyages au cours de la journée. Par contre, le plus beau son que j’ai enregistré était l’interaction entre le foehn et le bise qui convergent au sommet du Jungfraujoch. Ils ont magnifiquement dansé ensemble en arrosant mes micros de fines particules de glace. »

Vous avez travaillé sur ce site pendant 4 semaines. Vous avez probablement des dizaines d’heures d’enregistrements. Comment les avez-vous organisés pour produire cet album de 50 minutes ?

Philip Samartzis : « J’ai tendance à décrire ma méthodologie ainsi : les décisions que je prends sur le terrain déterminent la narration et la dramaturgie de la composition. Le terrain exige de s’adapter sans cesse à des conditions imprévues ou à des tensions cachées. Plutôt que de les considérer comme indésirables, l’enregistrement de terrain offre l’opportunité d’être dans le monde, d’observer et – à travers des réponses improvisées et des pratiques participatives – de contester les récits dominants. Les facteurs de déstabilisation deviennent plus aigus lorsque le climat et les conditions météorologiques extrêmes, les incursions humaines et les différences sociales et culturelles convergent. Les marges de la planète deviennent alors une zone de rupture et de divergence marquée par la tension, l’inquiétude et l’exclusion. La dissonance environnementale provoquée par ces tensions offre une autre forme de rencontre façonnée par des réalités concrètes et spectrales, et des contrastes d’atmosphère, de ton et de texture. Ma méthode de composition s’appuie sur des théories et des techniques dérivées de la composition expérimentale et de l’art sonore, dans lesquelles le matériel enregistré est arrangé pour démontrer la complexité matérielle, spatiale et temporelle de l’espace et du lieu. Atmospheres and Disturbances est spécifiquement conçu pour placer le public au cœur d’un environnement extrême, afin de lui offrir une expérience sensible de l’écologie alpine. »

Durant ces 4 semaines, avez-vous eu la sensation d’être le témoin changement climatique ?

Philip Samartzis : « Le changement climatique était presque palpable au moment où j’ai entrepris ces enregistrements de terrain dans les Alpes bernoises. Je suis arrivé à la fin de l’automne, après un été exceptionnellement chaud au cours duquel une importante perte de glace s’est produite dans tout le glacier d’Aletsch. C’était particulièrement visible au sommet du glacier qui avait l’air sale, brisé. Pendant l’enregistrement autour de Mönch, j’ai dû éviter une quantité importante de glace et de roches qui tombaient d’en haut, en raison de la fonte du pergélisol, qui maintient d’ordinaire un certaine stabilité sur la crête. J’ai été particulièrement surpris par l’ampleur de l’embouteillage causé par le tourisme autour de la station de recherche de haute altitude Jungfraujoch & Gornergrat. Le tourisme s’est infiltré dans le paysage de diverses manières, amenant notamment une augmentation du bruit et une dégradation de la qualité de l’air, due aux fumeurs. L’environnement lui-même semblait très instable : les crevasses et glissements de terrain étaient impressionnants et les craquements du glacier émettaient des sons d’une haute intensité à intervalles réguliers. Souvent, en regardant dans l’abîme blanc, j’avais l’impression d’être l’incarnation même de la créature du docteur Frankenstein, perdue dans une mer de glace et de brouillard. »

En Australie, vous travaillez notamment sur un projet d’art sonore avec des communautés indigènes reculées du Pilbara et sur la question des réponses culturelles au changement climatique global…

Philip Samartzis : « Je me suis longuement engagé aux côtés de groupes aborigènes dans des régions reculées de l’ouest de Australie, démontrant ainsi la capacité du son à illustrer leur expérience, leur vie et leur connaissance du pays. Ces communautés ont tendance à considérer l’enregistrement comme une peinture sonore dans laquelle le microphone remplace le pinceau. C’est une façon très charmante de considérer l’enregistrement sonore et sa relation avec les arts visuels. Au cours de cette période, j’ai accumulé les preuves du changement climatique : un nombre croissant d’incendies de forêt dus à la sécheresse, des inondations causées par des cyclones d’une intensité inhabituelle… Ces événements liés aux conditions météorologiques se produisent généralement dans et autour de certaines des plus grandes exploitations de minerai de fer au monde, dont les pratiques d’extraction très carbonées jouent d’ailleurs un rôle important dans la dévastation que connaît la région. Mes enregistrements témoignent de la dégradation rapide de l’environnement. Ils mettent en lumière l’atténuation du son bioacoustique, qui perturbe la culture issue de 1600 générations de Nyiyaparlis. »

Quel lien faites-vous entre vos enregistrements en Suisse et vos projets australiens ?

Philip Samartzis : « La technologie contemporaine donne la possibilité d’enregistrer dans des endroits rarement entendus. En étant dans le monde, les artistes sonores témoignent d’un changement généralement progressif mais exponentiel, mis en évidence par une transformation sociale et environnementale accélérée. La pratique de l’enregistrement de terrain est un moyen de s’engager et d’enregistrer le changement, pour préserver et défendre ces écosystèmes en pleine mutation et les personnes qui y vivent. Les enregistrements permettent également au public de faire l’expérience de lieux souvent très réglementés et difficiles d’accès, à travers différentes formes esthétiques et narratives, et à travers des rencontres immersives et affectives. La façon dont les gens vivent et travaillent dans des endroits isolés ressemble de plus en plus à ce dont leurs contemporains font l’expérience : des protocoles stricts et une vigilance de tous les instants sont partout utilisés pour atténuer les risques. La nature imprévisible de la vie dans les lieux extrêmes – cette vie qui nécessite une adaptation constante – rappelle à bien des égards la façon dont nous commençons à vivre sur le reste de la planète. Les communautés résilientes qui occupent ces environnements lointains et fragiles fournissent donc des modèles de résistance qui peuvent aider à approfondir la compréhension de la perte et de la dégradation. Les artistes sonores jouent un rôle de plus en plus vital dans l’observation et l’enregistrement de la tension entre le climat, le paysage, la technologie et l’action humaine, pour démontrer l’interdépendance des choses. »

Photos : Philip Samartzis
Pour aller plus loin...
La page Wikipedia de Philip Samartzis
4'33 tient la version originale et complète de l'interview à la disposition des lecteurs.

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