Manu Louis : « Prendre un avion pour un festival, c’est un modèle qui appartient au passé »

Décidément, Manu Louis aime ce qui dysfonctionne. Au printemps, il montait, avec son confrère Sylvain Chauveau, Zero Carbon Records, une maison de disques impossible, la diffusion de musique enregistrée ne pouvant se passer de carbone. Depuis, il a rêvé d’une boutique de photocopies incapable de reproduire le moindre document sans le déformer. Il a brodé autour du thème de la différence et de ses autres obsessions du moment un disque de musique électronique rétrofuturiste, une fresque bigarrée qui feint d’appartenir au genre de la science-fiction alors qu’elle recycle des idées du passé, citant les Beatles et le Velvet Undergound quand l’auditeur pense de son côté à Suicide ou à Kraftwerk. Entre ce passé et un avenir mal embouché, Club Copy parle également du présent et de ses impasses. Les explications du musicien belge…

Comment vous est venu l’idée de ce Club copy ? Et peut-on le qualifier de concept-album ?

Manu Louis : « Oui, tout à fait. Une histoire sert un peu de toile de fond. Elle a généré les chansons et la pochette. Dans un monde futuriste, toutes les grandes villes se ressemblent. En gros, elles sont devenues de gigantesques McDonalds. Où qu’on soit dans le monde, on croise les mêmes personnes, habillées de la même manière, qui mangent les mêmes choses… Il y a un petit centre de photocopie qui s’appelle Club Copy (qu’on aurait envie d’appeler « Copy Club », pour que ça sonne mieux), qui a la particularité, à cause de sa mauvaise gestion et du matériel qui est ancien, de ne pas pouvoir reproduire à l’identique les documents. Il y a systématiquement des variations. Dans cette narration, il devient un lieu de résistance, l’endroit où les freaks se réunissent pour générer de nouvelles idées. C’est ce qui explique la pochette du disque, qui est un détournement d’Abbey Road, et la pochette intérieure, qui est un détournement de la banane de The Velvet Underground & Nico. »

De quoi parlent « Economy » et « Ecology » ? Et comment passe-t-on de l’un à l’autre ?

Manu Louis : « Il y a des jeux entre les titres. Le premier morceau s’appelle Flou, le second Flu (« la grippe » en anglais). Il y a des effets de dyslexie, comme ça, avec des mots très proches. Conceptuellement, tous les titres sont liés aux problématiques qui me préoccupent. Notamment, le changement climatique. Ecology est l’histoire d’une sorte de Elon Musk qui dit à ses amis « Ecoutez, il est vraiment temps de partir, parce que les choses s’annoncent mal ; prenons l’avion tous ensemble et allons ailleurs ». Ils partent sur la lune et sont sauvés. Economy est un peu le même genre d’histoire. C’est un pilote d’avion à qui tout le monde dit qu’il va se crasher mais qui demande à voler juste une dernière fois : « Laissez-moi piloter une dernière fois et, après, c’est promis, j’arrête ». C’est un autre thème récurrent de ce disque, cette idée de ne pas lâcher prise. On voit la catastrophe arriver mais on continue encore un tout petit peu, juste une toute dernière fois. On ne veut pas lâcher nos privilèges… »

Vous utilisez une musique née pour faire la fête, la musique électronique, pour annoncer que, d’une certaine façon, la fête est finie…

Manu Louis : « La musique électronique est associée à la fête mais elle est aussi pour moi une musique de rituel. Dans la fête, il n’y a pas que le gaspillage, il y a aussi une forme de reconstruction. Je ne la conçois pas uniquement comme quelque chose de superficiel, de consumériste. Evidemment, elle l’est parfois. Mais je vois la musique électronique comme quelque chose de plus fécond que ça. J’ai étudié la composition classique. L’endroit où la crise existentielle de la musique classique est la plus évidente, c’est dans sa dissociation du corps et de l’esprit. C’est à mon avis (il y a sans doute des contre-exemples), une particularité occidentale. Il y a vraiment un moment, à partir des romantiques, où la pulsation a été retirée. Le corps a été expulsé. La musique classique est devenue une musique de l’esprit uniquement. Il y a à cet égard quelque chose d’important à jouer avec les musiques rythmiques. Les rituels sont importants. »

Vous vous produisez en concert dans toute l’Europe et vous passez d’une ville à l’autre en train. Pourquoi avoir adopté ce mode de transport ?

Manu Louis : « Pour des raisons écologiques… Ça fait plusieurs années que je m’intéresse au changement climatique et ce qui en découle. Pour moi, la conclusion majeure de ces réflexions est qu’il est urgent d’agir politiquement, qu’il est urgent de réduire les émissions de carbone. Comment s’y prendre ? Il est évident que des décisions politiques doivent être imposées globalement mais, pour que cela arrive, on doit faire pression individuellement. Les élus ne réagissent qu’aux mobilisations des citoyens. J’ai donc commencé, notamment avec Sylvain Chauveau, à repenser la pratique musicale sur ces questions-là. Sylvain et moi qui nous produisons beaucoup à l’étranger en sommes arrivés à la même conclusion : prendre un avion pour aller à un festival à quelques milliers de kilomètres, faire une performance puis revenir, c’est un modèle qui appartient au passé. On ne peut plus, dans un domaine où on travaille avec le langage symbolique, se permettre d’adopter des solutions qui ne sont pas soutenables. Si, dans le monde artistique, on ne met pas ces choses-là sur la table, si on ne met pas nos convictions en pratique, on ne le fera jamais ailleurs. »

Qu’est-ce que ce mode de transport change concrètement ?

Manu Louis : « Ce n’est pas du tout la même dynamique que de prendre un avion. J’ai organisé une tournée de 2 mois avec une carte Inter-rail. Je voyage dans les différents pays de l’Europe en faisant des étapes. Le train limite nos déplacements. Donc, on centralise nos voyages, on les concentre. Les tournées sont plus longues, plus intenses, plus fatigantes. Hier, j’ai pris un train-couchette pour la première fois et je n’ai pratiquement pas dormi. Ils ont repris les trains des années 1980 avec des banquettes dures, il y fait ou trop froid ou trop chaud. Mais l’idée de prendre le train le soir et d’arriver le lendemain matin dans une autre ville est très bonne. Je n’en suis qu’au début de cette tournée. J’ai déjà donné 6 concerts et j’en ai 3 dans les 3 jours qui viennent. Au niveau artistique, rapprocher les dates de concert ainsi me semble intéressant. »

Le public s’aperçoit-il de ce changement ?

Manu Louis : « Pour le moment, je ne l’ai pas beaucoup mentionné. A l’avenir, il va devenir important d’en parler. Il y a déjà par le passé des réseaux qui se sont construits ainsi. Dans le punk hardcore, par exemple, comme les artistes voyageaient en camionnette, un circuit s’est créé dans toute l’Europe à partir des années 1980. Il y avait une salle tous les 300, 400 ou 500 kilomètres. Rentrer dans l’un de ces circuits autogérés donnait accès à tout le réseau. Il existe des circuits similaires dans les musiques électroniques. Je pense que le public est sensible à cette question du voyage en train et qu’il est parfois capable de donner un coup de main. Je crois que les gens ont envie de contribuer et que ce changement peut avoir un impact positif sur l’organisation des concerts. »

Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin...
Le site web de Manu Louis

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