Comment résumer une année, en ces temps d’information en continu ? Plus de début, plus de fin, chaque saison n’est qu’un flux ininterrompu de commentaires sur l’actualité, d’invectives et de ricanements, sans trêve, pas même au moment de l’habituel repli hivernal. Qu’ajouter à ce brouhaha ? Peut-être, sans faire trop de bruit, accepterez-vous de vous glisser dans les coulisses pour observer la bande-son de notre époque, examiner la façon dont la grande crise du vivant pousse musiciennes et musiciens à réinventer leur art.
Massivement, salles de concert et festivals se sont mises en route vers une culture décarbonée. Le label Bâbord a guidé les producteurs de Nouvelle-Aquitaine. L’association Arviva a gracieusement fourni à tous un simulateur d’empreinte environnementale. Certains festivals, comme Le Disjoncté, se sont passé d’électricité. En Bretagne, un nouveau trophée, les Bravos, a récompensé les éco-festivals. Partout, les musiciens se sont mis au vélo, en Belgique avec les deux compères de Zero carbon Records, dans l’Est avec la compagnie les Monts du Reuil, en Charente-Maritime autour de Slowfest. Les Bretons d’Endro ont même tourné à la voile ! Du côté des instruments, l’occasion a enfin eu le vent en poupe. Des usines européennes ont commencé à pressé des disques vinyle sans dérivés de pétrole. Une chaîne de magasins de disques, Dizonord, a mis en avant des 45 tours ornithologiques. Une maison de disques, Mangroove Music, s’est battue pour les mangroves.
Dans le champ de la musique classique ou contemporaine, Bernard Foccroulle a donné la parole à une activiste climatique avec son opéra Cassandra. A Reims, le collectif Io a monté Xynthia, un opéra au nom de tempête. La soprano Renée Fleming a reçu un Grammy Award pour le disque Voice of Nature: The Anthropocene. Benoît Reeves a fait chanter son chœur en compagnie d’Aurélien Barrau ou de Yann Arthus-Bertrand. La harpiste Claire Augier de Lajallet a fait appel à la compositrice canadienne Eileen Padgett pour évoquer la nature sauvage. Un autre compositeur, Alexandre Lévy, a installé un « arbre à frôler » à la Seine Musicale. Son confrère Grégoire Lorieux a fait donner des concerts en forêt. Baptiste Allard, lui, a écouté le bocage normand. François-René Duchâble a organisé des randonnées cyclo-musicales au guidon d’un pianocipède. L’Ecossais Erland Cooper a expérimenté dans Folded Landscapes la musique climatique.
Dans le champ voisin du jazz, la flûtiste Naïssam Jalal a publié 8 rituels de guérison basés sur les éléments : la terre, le vent, le soleil, la brume… La pianiste israélienne Maya Dunietz a remercié les arbres. Le trompettiste de Manchester Matthew Halsall a composé toutes fenêtres ouvertes, en écoutant le chant des oiseaux et les sons de la nature.
Entre ces deux champs ont poussé des musiques instrumentales difficilement classables, comme celle d’Andrew Bird, qui est allé enregistrer ses soli de violon dans les montagnes et les orangeraies d’Ojai, une petite ville californienne, ou celle d’Ivann Cruz, qui a sillonné avec sa guitare les refuges du Parc national des Ecrins.
Les musiques électroniques, elles aussi, se sont faites tout terrain. Aurélien Buiron, alias Ghost in the Loop, est allé mixer sous un glacier. La Norvégienne Ingri Høyland s’est inspirée d’un parc national danois, Joel Pike, alias Tiny Leaves, des collines de l’est de l’Angleterre, l’Austalien Philip Samartzis des sommets suisses, le Canadien Eric Haynes des grands espaces de son pays, Toh Imago de la forêt de Mormal, dans les Hauts-de-France… Ronan Moinet, la moitié du duo Labotanique, est même allé passer une semaine au sommet d’un chêne. Mathias Arrignon, lui, a espionné la vie intérieure des arbres. Avec l’Ircam, le compositeur Florent Caron Darras a reconstitué une forêt en 3 dimensions. Christophe Piot, alias Electroplume, a accompagné les chants d’oiseaux. Lea Bertucci et Lawrence English se sont plutôt tournés vers les phénomènes géologiques les plus inquiétants. Daniel Bachman a travaillé avec le tonnerre et les vents violents. La violoniste Galya Bisengalieva a dépeint dans Polygon ce qu’est devenu un ancien site d’essais nucléaires au Kazakhstan. Kate Carr et Iain Chambers ont joué avec les sons tirés de grilles de four sales, de pelures d’oignon ou d’un spray nasal. Manu Louis a écrit à propos des questions du moment, tandis que Michael Begg clamait « Ma musique ne donne pas d’ordres » ! Seule consigne dans ces colonnes : se souvenir de Ryuichi Sakamoto, pionnier des musiques électroniques et infatigable écologiste…
Quelques mots sur la branche cadette des musiques électroniques, la « musique des plantes ». Grâce à la réalisatrice Priscilla Telmon, une fougère musicienne s’est vue attribuer une résidence dans un tiers-lieu parisien. Le duo Keryda a continué de dialoguer avec les plantes de son entourage. Pour aider les patients, Helen Anahita Wilson a mis en musique des données sonores captées à la surface de 28 espèces utilisées dans les médicaments anticancéreux.
Du côté de la pop et du rock, Björk et Rosalía ont uni leurs forces pour défendre la liberté des poissons. Anohni a fait paraître avec ses Johnsons un disque de soul engagée, inspiré de What’s going on. Neil Young a publié un disque tout simplement intitulé World record, très prosaïquement, consacré à la planète. L’« Environmental Music Prize » australien a été remporté par Xavier Rudd. Mudhoney a plastiqué l’inaction climatique. Bravery in battle a mis ses notes sous les mots de Vandana Shiva. Les hard rockers de Savage Lands ont lutté pour la préservations des forêts du Costa Rica. Greenpeace s’est emparé d’un tube de Fleetwood Mac. Même les stars de la K-pop se sont engagées pour le climat. Plus finement, en Grande-Bretagne, Cosmo Sheldrake a rêvé d’orques et de baleines, Laura Misch d’une vie en plein air et Modern Nature de musique en mouvement. Pour l’année prochaine, Massive Attack promet déjà un énorme concert éco-responsable, « le spectacle de cette taille le moins émetteur de carbone jamais organisé ».
Côté chansons, Thibault Eskalt a présenté un spectacle intitulé « Le dernier homme sur terre ». Argil a mis en musique des poèmes de Victor Hugo, Paul Verlaine ou Georges Sand dédiés à la nature. Raphaële Lannadère a chanté le courage de l’activiste Greta Thunberg. Pang, le groupe de rap « bio », cocasse et toujours positif, a fait un dernier tour de piste. Antoine Bellanger a publié une cassette sous-titrée « L’album qui sauvera le monde ». Le reggaeman Taïro a célébré à sa façon le « jour du dépassement ». Manu Galure s’est souvenu de son tour de France en chantant : près de 10 000 kilomètres à pied pour donner plusieurs centaines de concerts. Alexandra Hernandez a préparé un spectacle sur l’océan inspiré par sa rencontre avec une équipe de biologistes marins. Chris Audat a rendu hommage à celles et ceux qui défendent l’eau, en Amérique du Sud, notamment.
Ailleurs justement, dans le monde, trois disques marquants ont ponctué l’année. La Bolivienne Luzmila Carpio a lancé un appel à honorer la terre. Le Camerounais Blick Bassy est revenu avec un recueil centré sur la question de l’eau. Le Brésilien Lucas Santtana a chanté « Le paradis est ici ».
Ce paradis, des centaines d’audionaturalistes et d’artistes sonores l’ont parcouru le micro au poing. Le concours français Phonurgia Nova et l’anglais Sound of the Year Awards ont mis en valeur leurs travaux. Certains ont même eu les honneurs de la Philharmonie de Paris, à l’occasion du colloque « La nature et ses musiques ». Le Forum mondial pour l’écologie sonore (WFAE) a fêté ses 30 ans et lancé une nouvelle revue en ligne. L’association Pepason a organisé un deuxième forum des paysagistes sonores et des tables rondes. Est-ce suffisant ? Cela n’a pas empêché la France de se faire sermonner par la Commission européenne parce qu’elle n’a pas adopté assez de plans d’action contre le bruit. Peut-être ne lit-on pas assez les livres de Jérôme Sueur, Steven Feld ou Marc Namblard, les textes de François Ribac, la thèse posthume d’Antoine Freychet, le formidable récit initiatique des Chanteurs d’Oiseaux, la revue Akki…
L’immense majorité de ces auteurs n’est jamais entrée dans la ronde de l’information en continu. La plupart des artistes présentés ici n’ont jamais entonné sa ritournelle. Ils travaillent principalement en marge de notre civilisation de l’instant, préparant l’éclosion de formes artistiques mieux connectées au vivant. Si leur parcours vous parle, n’hésitez pas à le faire savoir en commentant les articles qui vous paraissent les plus pertinents ou en vous abonnant à notre lettre d’information.
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Photo de têtière : François Mauger
Merci pour l’envoi réconfortant de ce bilan. Il y a 60 ans j’ai inventé l’art des phonographies, et il y a 40 ans avec mon livre Musique, mythe, nature et les compositions l’accompagnant, j’ai affirmé l’importance de l’écoute de la nature et le renouveau de l’écriture qu’elle suscitait. Ceci pour partager avec vous le plaisir que j’éprouve à voir enfin une autre génération que la mienne partager largement cette orientation, et de multiples façons essayer à son tour de montrer combien la nature n’est plus un espace à conquérir, mais avec qui vivre en harmonie, puisque nous en sommes une partie.
Bravo, et bonne année