Matthew Burtner : « En écoutant les glaciers, nous arrivons à les percevoir comme des êtres vivants »

Si les glaciers pouvaient parler, que nous diraient-ils ? Il y a quarante ans, le glaciologue Claude Lorius les a interrogés sur les évolutions du climat. Aujourd’hui, Matthew Burtner traduit leurs lents mouvements en mélodies. Né dans une famille de pêcheurs sur les côtes de l’Alaska, ce quinquagénaire mène, depuis sa formation auprès de Iannis Xenakis, Jonathan Harvey et Brian Ferneyhough, une riche carrière de compositeur contemporain, qui le mène de la Virginie à Paris et même récemment à Sydney, où il a fait sensation en mettant en musique les déplacements d’un iceberg dans le ciel. Un iceberg en Australie ? Oui, la glace et les glaciers reviennent très souvent dans ses œuvres, à tel point que le nouvel album qu’il publie sur Ravello Records s’intitule Icefield. C’est l’occasion d’une deuxième discussion à distance avec le compositeur…

Cet album réunit des morceaux enregistrés ces dix dernières années. Peut-on parler d’une synthèse de votre travail ?

Matthew Burtner : « C’est une compilation d’œuvres créées au cours de la décennie passée et liées aux « icefields », aux champs de glace de l’Arctique et des régions subarctiques, en particulier de l’Alaska, d’où je viens. En plus d’être une synthèse de mon travail – englobant l’art sonore écoacoustique, la musique de chambre et les chansons – c’est aussi une extension de l’album Glacier Music de 2019. Les champs de glace sont d’immenses réserves d’eau. Si toute leur glace devait fondre, le niveau de la mer augmenterait de 70 mètres dans le monde. »

On entend sur ce disque, aux côtés de solistes comme la percussionniste Colin Malloy ou la pianiste Chrysi Nanou, deux ensembles aux noms évocateurs : EcoSono Ensemble et Artists for the Environment. Pourquoi les avez-vous choisis ?

Matthew Burtner : « EcoSono Ensemble est mon propre groupe, fondé par l’Institut EcoSono, une organisation à but non-lucratif qui se dédie à la durabilité environnementale à travers la création musicale. Cet ensemble est constitué de musiciens virtuoses spécialisés dans la musique éco-acoustique. Il a créé plusieurs de mes pièces et il est au cœur de mon opéra, Auksalaq. Artists for the Environment a vu le jour à l’occasion d’un projet de l’Université de l’Utah en 2020. Ils ont créé de belles versions de certaines de mes plus grandes pièces de musique de chambre et j’ai été très impressionné par le talent des musiciens, en particulier celui du violoniste et directeur, Hasse Borup. »

Sur Icefield, en revanche, vous êtes seul, seul avec votre saxophone sur le champ de glace d’Harding, dans la péninsule de Kenai, en Alaska. Comment vous êtes vous préparé pour cette œuvre de plus de 11 minutes, pleine du bruit du vent et de la neige ?

Matthew Burtner : « J’ai dû organiser le transport avec tout mon équipement jusqu’au champ de glace, qui est plutôt difficile d’accès. Un avion équipé de skis m’y a déposé. J’ai apporté de quoi survivre plusieurs jours car la météo y est capricieuse et, par mauvais temps, les avions ne peuvent plus s’y poser. Je n’avais aucun moyen de communiquer avec le pilote après son départ, je devais donc être prêt à tout. J’ai apporté un saxophone basse, un lot de microphones, y compris des micros spécialement conçus pour la neige et dotés d’une protection contre le vent, ainsi que des panneaux solaires et des batteries pour faire fonctionner l’équipement. Il n’y a pas d’abri à cet endroit, évidemment, j’ai donc dû apporter des protections thermiques pour le matériel et moi-même. Sur le champ de glace, le sol est extrêmement froid mais le soleil très chaud. L’équipement devait être à la fois isolé du sol et à l’abri du soleil pour fonctionner. La neige au-dessus de la glace est très épaisse. Sans raquettes, je me serais enfoncé et je serais resté coincé. Il a fallu tout planifier à l’avance, car, là-haut, vous ne pouvez pas retourner au studio pour prendre une carte de données ou un adaptateur que vous avez oublié ! Mais j’ai aussi dû limiter ce que j’apportais car le poids est un problème. Le petit avion ne peut transporter que quelques centaines de kilos, y compris les personnes et l’équipement. Le saxophone basse lui-même occupait la majeure partie de l’espace dans les bagages ! Quand j’ai été déposé, j’ai d’abord fait fondre la neige et préparé du café (le café est un bon moyen de démarrer n’importe quel projet !). La fraîcheur du sol et la chaleur du soleil formaient une combinaison brutale mais, heureusement, il n’y avait pas trop de vent. Au final, cet enregistrement est très spécial. J’ai creusé dans la neige en utilisant l’une des raquettes et ai placé des microphones dans la glace. Ensuite, j’ai joué du saxophone et j’ai écouté le son tamisé par le champ de glace. Le saxo s’est mêlé à tous les autres sons de la neige et j’ai laissé l’ambiance du lieu guider mes improvisations. Je n’y suis pas allé avec de la musique écrite, j’ai plutôt dialogué avec le champ de glace pour composer. J’ai manipulé la neige avec mes mains et j’ai enregistré cela également, improvisant mes mouvements avec le son amplifié dans les écouteurs. Vous pouvez voir tout cela dans le clip de Icefield. Sur la vidéo, tout semble facile mais je peux vous dire que, dans la vraie vie, la situation était intense. »

Est-il vraiment possible de faire le portrait d’un glacier avec des instruments de musique et du matériel d’enregistrement ?

Matthew Burtner : « En écoutant pendant une période prolongée les structures du monde naturel, nous arrivons à les percevoir comme des êtres vivants. Je pense par exemple aux glaciers et aux icebergs. Je les appelle les « animaux de la terre ». Ils ont une sorte de conscience vivante, différente de celle des animaux biologiques bien sûr, mais à bien des égards comparables. Nous pouvons entendre la vie de ces structures à travers leurs expressions sonores. Et, à travers ces expressions sonores, quelque chose comme l’âme de ces animaux terrestres. Ils chantent. Ma musique met ces voix en contrepoint avec des instruments humains pour créer une dialogue entre l’homme et la nature à travers la musique. En utilisant une combinaison d’enregistrements sur le terrain, de sonification et de performances en direct avec des matériaux naturels, nous pouvons transformer les expressions sonores ces structures environnementales en une musique qui touche ensuite notre âme. »

Cet album reprend également différents enregistrements de terrain, notamment ceux que vous avez réalisés depuis un kayak à proximité d’icebergs dans le Kenai Fjords National Park. Les sons que vous avez collectés sont-ils les témoignages d’un monde en voie de disparition ?

Matthew Burtner : « J’ai la sensation que la disparition est un aspect essentiel de la vie : le changement, la mort, l’amour, le mouvement… Mais je trouve les mauvais traitements et le manque de respect de l’humanité pour l’environnement inacceptables et tragiques. La musique a toujours exprimé la tragédie à travers la chanson. L’amour perdu, par exemple, est un thème commun en musique, tout comme la mort, le traumatisme et le deuil en général. Mes pièces écoacoustiques sur un monde en voie de disparition sont des opéras dramatiques et des chansons d’amour pour un monde post-humaniste (« post-humaniste » au sens philosophique). Les gens attentionnés ressentent maintenant beaucoup d’anxiété et de tristesse à propos de l’environnement, à cause des extinctions d’animaux, de la perte d’habitats, des pollutions de toutes sortes, de l’effacement du monde naturel au profit d’un monde manufacturé, de la fonte des glaces… Ces disparitions gardent les gens raisonnables éveillés la nuit autant que nos conflits humains. J’espère que ma musique offre à l’auditeur une forme de beauté qui tient de la chanson d’amour tragique autant que de la science environnementale. La musique nous donne un espace pour traiter émotionnellement le changement et le réchauffement climatiques et, en même temps, elle crée une distance pour contempler les problèmes et chercher des moyens de protéger et de conserver la nature. Même si le réchauffement climatique nous semble mauvais, même s’il nous semble inévitable, disons-nous que les choses pourraient être bien pires. Il y a heureusement toujours beaucoup de choses que nous pouvons changer et une personne peut faire une grande différence car nous sommes tous puissants. J’espère que mes auditeurs se sentiront poussés à utiliser leur imagination et leur pouvoir pour honorer et protéger la terre. »

Photo de têtière : Jodeng (via Pixabay)
Pour aller plus loin...
La page du site web de Ravello Records qui présente l'album
Le site web du compositeur

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